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Entretien avec Sol et Karima des éditions blast

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cunni lingus : Pouvez-vous nous parler des origines de votre maison d'édition ? Vous souvenez-vous du moment où l’idée de blast a eu lieu (circonstances, lieu, humeur, climat, etc.) ? Comment cela pourrait-il être décrit ?

 

blast : Nous avons créé les éditions blast en janvier 2019 après une précédente expérience dans une maison d’édition que nous avions co-fondée également. Avec blast, nous souhaitions faire se rencontrer notre intérêt artistique et esthétique (nous avons fait des études en arts du spectacle et esthétique) et notre engagement militant dans les luttes antiracistes, féministes, queers et anarchistes. Fort·es de notre expérience précédente, nous avons pu monter les éditions blast en prenant en compte les enjeux propres à l’édition, en réfléchissant dès le départ aux façons dont nous souhaitions travailler et bien entendu à la ligne que nous souhaitions défendre.

 

 

 

c.l. : Vous êtes un couple dans la vie et sur ce projet. Comment votre lien, vos liens, jouent sur la maison d’édition, et réciproquement ? Est-ce que cela complexifie les enjeux, comment cela les fait vivre dans la chair et le quotidien ?

 

blast : Nous vivons effectivement ensemble (mais ne sommes plus ensemble 😉) et vis-à-vis de blast, c’est une force : nous sommes le plus souvent sur la même longueur d’onde, nous nous comprenons très vite, avons des envies et des volontés similaires. Bien sûr, le risque est que blast prenne toute la place dans nos vies personnelles et sociales, mais nous prenons soin de ne pas nous laisser dépasser même si c’est toujours un équilibre précaire. blast est bien sûr très présent dans notre quotidien mais nous veillons à nous préserver des temps off. Nous partageons également les tâches liées à l’édition : il y en a certaines que nous faisons à deux en toutes circonstances (choix des textes, éditorial, etc.) et d’autres que nous nous sommes spontanément réparties selon nos sensibilités et nos compétences respectives (correction, maquette intérieure et couverture, préparation et échange avec la diffusion et les libraires, communication, gestion administrative et comptable, organisation des rencontres...).

Le quotidien est donc bien rempli, parfois épuisant mais aussi souvent stimulant.

 

 

 

c.l. : Le nom blast, exclamatif, explosif, est en lui-même déjà une ligne éditoriale consolidée, affinée, affirmée par les textes que vous publiez. Comment vivez-vous ce programme, comment faites-vous vos choix ? Avez-vous un vivier d'auteurices ou bien recevez-vous beaucoup, voire trop de propositions ?

 

blast : Nous défendons une littérature d’essai et de création politique, une littérature qui pense l’articulation des oppressions et des luttes, ouvrant des perspectives depuis le champ des résistances antiracistes, féministes, queers, anarchistes, comme dit plus haut. Nous sommes nous-mêmes concerné·es par ces enjeux, nous vivons dans nos corps et dans nos vies ces oppressions et ces révoltes. Nous choisissons les textes en tenant compte tout d’abord de leur parti pris politique, potentiellement révolutionnaire, mais également en prêtant attention à la façon dont ils interrogent la langue, ses réflexes, ses images, comment ils viennent les mettre en doute et proposer des alternatives esthétiques qui sont aussi politiques. C’est cette rencontre du politique par le sensible qui nous intéresse. Nous sommes également attentifves à la question du point de vue situé : nous n’adhérons pas à l’objectivité (qui n’en est souvent pas une) mais plutôt au fait d’assumer sa propre subjectivité et de conscientiser la position depuis laquelle nous prenons la parole. La revendication de clarification de notre position d’énonciateurices (la nôtre comme celles des auteurices), autant militante qu’intellectuelle, sociale et artistique, conduit à une mise en doute de « l’objectivité scientifique », synonyme de neutralité et de rationalité. Cette objectivité supposée ignore la singularité des points de vue et des expériences des individus et invisibilise leurs présupposés idéologiques et leur situation majoritaire/minoritaire. L’objectivité la plus commune est en réalité le plus souvent alignée sur le système dominant, c’est-à-dire sur un système privilégiant les hommes blancs occidentaux, de classe moyenne ou supérieure, cisgenres et hétérosexuels. Elle fait donc passer les idéologies dominantes pour des visions objectives et scientifiques, renforçant par ce biais un système de domination et d’exclusion. Au contraire, et dans la droite ligne des cultural studies et des études qui en découlent, nous souhaitons proposer « une posture [consistant] à se tenir au seuil des disciplines, révélant leurs zones d’ombre et les points aveugles de leurs méthodes respectives. » (Maxime Cervulle et Nelly Quemener, Cultural studies, 2015, p. 9). Grâce à cette position, il s’agit de s’intéresser à des « objets souvent déconsidérés (comme les minorités, les marges culturelles » (ibid.) tout en incitant à « regarder de manière oblique quelques-unes des grandes questions des sciences humaines et sociales (celle de l’identité, de la représentation, mais aussi de l’articulation entre culture, économie et société) » (ibid.). Tout cela est en dialogue avec la standpoint theory et les connaissances situées, c’est-à-dire transformer son expérience et ses connaissances en savoir situé, que l’on retrouve dans les discours féministes de Patricia Hill Collins (La Pensée féministe noire, 2013, pp. 135-175) et Donna Haraway (Manifeste cyborg, 2007, p. 24 et pp. 107-142) par exemple.

L’édition située est donc pour nous fondamentale dans notre façon d’éditer : elle consiste d’une part à ne jamais oublier notre propre position d’énonciateurices quand nous travaillons en éditeurices mais aussi à prêter une grande attention à l’énonciation des textes que nous publions et à travailler à mettre en lumière les voix minorisées, et ce, pas seulement en essais, mais aussi en appliquant ces théories à la littérature de création. Contre la tentation de l’universalisme, nous cherchons plutôt une pensée s’attachant à construire des « communs ».

 

Chaque proposition qui nous est faite est une mise en vulnérabilité de son auteurice et nous tentons de le prendre en compte au maximum. Nous recevons énormément de manuscrits et accusons un retard de lecture important mais c’est principalement par ce biais que nous repérons les textes à publier. Parallèlement, nous faisons un travail de mise en liens avec des personnes dont les positionnements et le travail nous intéressent – et nous sommes également toujours heureuxses de republier des personnes avec qui nous avons déjà travaillé !

 

 

 

 

c.l. : On le sait, blast n'est pas votre métier alimentaire, vous travaillez pour subvenir à vos besoins et vous vous êtes retrouvé·es en burn-out. Comment allez-vous maintenant ? Comment faire quand on tient un poste avancé dans l’engagement éditorial, politique et autour des questions de genre ?

 

blast : Nous sommes en survie permanente, à la fois à l’échelle de la maison, même si elle se stabilise depuis deux ans environ, et à la fois sur le champ personnel. Nous tentons de prendre soin de nous (et des autres !) autant que possible mais bien sûr nous sommes exposé·es à la fois aux violences systémiques et structurelles et à l’épuisement. On tient car on y croit, on n’est pas seul·es, on mutualise avec des collèges éditeurices, des auteurices, des libraires, la diffusion, le public, et ce soutien et cette solidarité donnent de la force. Personne n’est indispensable et beaucoup d’autres maisons font un travail extraordinaire, mais on continue de croire que les livres des auteurices publié·es sont nécessaires et fondamentaux pour penser nos luttes.

 

 

 

c.l. : Vous avez aussi fait appel à la solidarité et créé une campagne de financement participatif. Comment envisagez-vous l'avenir ? Pensez-vous demander des aides, des subventions ? Le patriarcat dans l'institution est-il un obstacle à ce type de demandes ? Est-ce qu’à votre avis toute l’institution est patriarcale, et oblige à faire des compromis ? Tout est-il toujours récupéré ou y-a-t-il des portes de sortie, existantes et/ou à inventer ?

 

blast : Nous nous étions promis de ne jamais lancer de campagne de financement ; malheureusement force a été de constater que sans la solidarité collective, nous n’allions pas perdurer malgré le soutien précieux et répété des libraires et des lecteurices. Nous avons, de plus, conscience que nous demandons de l’aide à des communautés et des personnes déjà largement précarisées qui, à l’échelle de leurs moyens, donnent une somme importante mais elle n’est pas énorme par rapport à celle du fonctionnement d’une maison d’édition. Nous sommes éternellement reconnaissant·es de ce soutien financier qui nous a permis de traverser une passe particulièrement complexe. Par ailleurs, nous demandons déjà, depuis quelques années, des subventions, principalement à la Région Occitanie via le centre Occitanie Livre & Lecture. Nous sommes le plus souvent soutenu·es et nous les remercions grandement. Il est à noter toutefois que ces aides sont des subventions au projet et non des subventions de fonctionnement, ce qui limite leur portée. Dans notre cas, il ne semble pas que le patriarcat ait d’influence majeure sur les aides que nous recevons et nous sommes transparent·es quant à notre positionnement politique et à celui des textes que nous défendons. Il y a probablement des portes de sortie en effet : elles reposent beaucoup sur les personnes engagées qui travaillent dans ces institutions, ont pleine conscience de notre situation et font leur possible pour nous apporter de l’aide.

 

 

 

c.l. : blast a trois collections, envers, relief et hors collection. Comment cette arborescence a-t-elle émergé ? D’où vient le désir d’avoir des collections ? Et leurs noms ? Y-en-aura-t-il d’autres ? Comment cela rééquilibre (ou déséquilibre), réorganise (ou désorganise) le catalogue ?

 

blast : Nous nous sommes posé plusieurs fois la question des collections, étant donné que nous affectionnons particulièrement les formes hybrides et inclassables. Pour autant, il nous semblait important que les libraires et lecteurices puissent repérer les textes relevant plus de l’essai et ceux relevant plus de la littérature de création. La collection envers (littérature de création) tire son nom de la volonté d’éclairer par le sensible ce qui se tient sur le verso du monde : minorités face aux dominations systémiques, révoltes et insurrections contre l’ordre de ce monde. relief (essais), quant à elle, trouve son origine dans l’envie de mettre en exergue les mécanismes d’oppression de manière plus théorique, les façons d’y faire face et de créer des alternatives. La troisième collection n’en est pas une : elle accueille actuellement un album jeunesse et un livre d’art. Tout le catalogue est en fait constamment en dialogue, y compris entre collections. Chaque livre éclaire et est éclairé par les autres dans une volonté de cohérence politique et littéraire globale.

 

 

 

c.l. : Avez-vous des textes traduits ? Si oui, un·e auteurice racisé·e ou trans doit-iel être traduit·e par une personne aussi racisé·e et/ou trans et/ou handi et/ou neurodiverse… ?

 

blast : Nous avons effectivement quelques textes traduits, de l’anglais pour l’instant. Nous ne souhaitons pas essentialiser un·e auteurice à sa position sociale, idem pour un·e traducteurice. Cependant, nous prenons soin de prêter attention au point de vue situé dont nous parlions plus haut, et c’est le cas avec les traductions également, sans appliquer de posture idéologique définitive, mais plutôt en réfléchissant projet par projet. Par ailleurs, nous voulons aussi être attentifves au fait que les personnes concernées par des dominations sont souvent plus précarisées, ont moins accès à la publication, et si nous pouvons, dans la mesure de nos moyens, réfléchir à ces rapports de force et favoriser des personnes concernées pour les traductions, nous le ferons.

 

 

 

c.l. : En tant qu'éditeur·ices indépendant·es, quel rapport avez-vous à l'objet livre, au graphisme, à la conception ? Comment sont fabriqués vos livres ? Les imprimeureuses sont-ielles sensibles aux questionnements et aux positionnements de blast ? Est-ce possible selon vous d’échapper aux aspects les plus contraignants de l’industrie du livre et quels sont-ils ? ( par ex. pollution, matériaux, obligation de ventes à succès…)

 

blast : Pour les couvertures, nous travaillons avec des illustrateurices, français·es ou non, à qui, le plus souvent, nous achetons les droits non exclusifs sur une œuvre existante pour un tirage limité (et si nous tirons à nouveau, nous repayons les droits). Il nous est arrivé à la marge de passer commande pour quelques illustrations. Nous discutons beaucoup avec les auteurices pour que la couverture leur convienne et sommes ouvert·es à leurs propositions, sans que cette charge de travail ne devienne la leur. Ensuite, nous nous chargeons nous-mêmes de la correction, des maquettes intérieures et de la couverture. Nous imprimons nos livres en France, avec un imprimeur responsable. Nous tentons, dans la mesure du possible, de limiter notre empreinte carbone même si en effet, le livre demeure une industrie polluante (papier, encre, transport, etc.). Cela dit, c’est certes une industrie, mais nous conservons une façon assez artisanale de travailler, et nous faisons des tirages raisonnés, quitte à re-tirer plus tard même si cela nous revient plus cher. Nous refusons d’entrer dans la logique de surproduction en publiant en nombre pour rattraper les retours des libraires et nous tentons de faire entrer chaque ouvrage dans le fonds pour lui offrir une vie longue et non trois mois sur les tables de nouveautés.

 

 

 

c.l. : Karima, tu as étudié la Querelle des Femmes, peux-tu nous en dire plus ?

 

Karima : Il n’y a pas de lien direct entre ce mouvement de la Renaissance et la maison d’édition. Seulement un intérêt immense pour l’approche politique de l’historiographie et des rapports de dominations tels que le sexe, la race ou la classe ; comment circulaient et se concrétisaient les pensées non-hégémoniques ? Le 17e siècle est un courant foisonnant en termes de création artistique, de réseaux de soutiens matériels et symboliques articulés aux engagements politiques, de luttes concrètes (c’est un contexte de chasse aux sorcières qui n’a rien de folklorique mais où les autorités exercent le pouvoir de tuer toute personne perçue déviante ; d’une homogénéisation des croyances religieuses ; d’adhésion et légitimation des idéologies coloniales et esclavagistes ; de déploiement d’une idéologie capitaliste assumée). Ces dominations et les résistances associées sont perceptibles à travers des archives journalistiques, épistolaires ; documents produits par les autorités religieuses, royales ou policières ; traités philosophiques ou pamphlets. Parmi ces archives figurent également les créations artistiques car les œuvres témoignent de positionnements sur ces sujets à travers les thématiques abordées, en plus de penser un dispositif esthétique cohérent avec les discours qu’il défend. L’art n’est pas et n’a jamais été imperméable aux idéologies politiques. Puisqu’il en témoigne intrinsèquement, rendre conscients les paradigmes sur lesquels les sensibles s’élaborent dans leur poétique est central pour maintenir une force de création capable de dynamiter les imaginaires oppressifs.

 

 

 

c.l. : Sol, d’où vient ton implication dans un tel projet ?

 

Sol : Comme pour Karima, mon implication vient de mon parcours individuel : à la fois de mon intérêt artistique et esthétique, qui a orienté mes études, et de l’autre de mon engagement militant dans les luttes citées plus haut. J’ai fait des études littéraires et en arts du spectacle, et je me suis spécialisé·e en recherche sur le cirque actuel (cirque traditionnel, nouveau cirque et cirque contemporain). Paradoxalement donc, des formes dans lequel le texte n’est pas prioritaire : c’était bien la façon dont on fait parler nos corps qui m’intéressait. Je me suis penché·e plus spécifiquement sur la question des représentations genrées dans le cirque actuel, en soulignant des tendances propres à chaque courant circassien et en relevant la façon dont la performance circassienne est aussi une résonance à la performativité du genre. En parallèle, j’ai poursuivi mon engagement, d’abord dans les luttes queers et féministes, puis antiracistes et anarchistes. Enfin, au moment où s’est concrétisée l’idée de créer une maison d’édition, j’ai complété mes études par une année de formation professionnelle en édition.

 

 

 

c.l. : Que lisiez-vous avant de créer blast ? Qu'est-ce qui vous a nourri ?

 

blast : Nous lisions (et lisons) des ouvrages très variés, beaucoup de théories et philosophies politiques (Judith Butler, Gayatri Spivak, bell hooks, Angela Davis, Joan Scott, etc.) mais aussi de la littérature : romans, poésie, théâtre. Sarah Kane, Alejandra Pizarnik, Yamina Mechakra, Laadi Flici, Jean Sénac, Jean Genet, Violette Leduc, Caryll Churchill, Tony Kushner, Toni Morrison, Maryse Condé, Dorothy Allison, Monique Wittig, Léonora Miano, Gertrude Stein, Claude Cahun, Bertold Brecht, Emma Santos, etc.

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Entretien réalisé par mails de juin à octobre 2024

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Nous remercions en toute adelphité, Karima et Sol des éditions blast, d'avoir bien voulu répondre à nos questions alors qu'ielles sont submergé·es de travail "productif" et "non reproductif". Merci également à ielles et aux auteur·ices qui nous ont autorisées à publier leur(s) extraits de textes.

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Colza, Al Baylac

La septième lèvre et Les sublimations, Miel Pagès​ ​

votre monde en cendres, Joyce Rivière​

Aller la rivière, Luz Volckmann

infra/seum, Douce Dibondo

La plaie de l'aube, Sara Mychkine

Je vis dans une maison qui n'existe pas, Laurène Marx

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