manifeste
cunni lingus (cnnlngs) interroge le genre et la langue en poésie et en littérature
Depuis une cinquantaine d'années, les études de genre développent des outils permettant de repenser nos rapports sociaux en déplaçant radicalement les points de vue patriarcaux, ciscentrés et hétéronormatifs qui prévalent encore aujourd'hui en occident.
Grâce à ces outils, il est possible de déconstruire le phénomène de naturalisation des rôles femme-homme, qui conditionne la reconduction de la domination hétéro-patriarcale. Cette domination organise et hiérarchise l’ordre social, culturel, politique, économique…
Cette division du corps social en deux sexes et deux genres: femmes, hommes, au profit de la classe dominante hétéro-mâle-blanche-cisgenre, est la distinction de base qui détermine toute l’existence de nos sociétés occidentales.
Pourtant, le genre « est une notion qui ne relève pas de la nature, le sexe a été artificiellement construit (et nommé notion naturelle), il est une catégorie politique » écrit Monique Wittig 1 .
Cette domination est tellement prégnante qu’elle est incorporée individuellement et collectivement, et la majorité de ses processus de reconduction passe sous le seuil de détection, dans un impensé dictant les comportements au quotidien.
Se mettre en état de vigilance et de déconstruction active vis-à-vis de ces processus nécessite une prise de conscience qui passe notamment, et - nous assumons cette posture - en priorité et en urgence, par le langage et par la langue.
Parce que « chacun·e de nous est la « somme » des transformations effectuées par les mots. Nous sommes à ce point des êtres sociaux que même notre physique est transformé (ou plutôt formé) par le discours - par la somme des mots qui s’accumulent en nous » 1 , cunni lingus se veut un espace où la langue est travaillée et traversée par ce désir, cette énergie de transformation, de retournement, de renversement.
Un travail sur la langue et le langage devrait avoir des répercussions dans tous les domaines de l’existence humaine : éducation, sexualités, créations, politique, environnement, fabrique de l’espace, recherche, formation…
Pour combler les vides de cet impensé, pour mettre à jour ce qui est réfléchi, cogité, élaboré sous la surface de la norme à l'œuvre, cunni lingus s'étendra de manière horizontale, un système racinaire qui garde mémoire, contient, articule, permet les échanges, afin de cartographier cet espace de la pensée où la langue s'invente autrement.
En d'autres termes la méthode cunni lingus est :
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d'utiliser et valoriser les ressources déjà existantes sur ce sujet,
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d'observer, favoriser les interactions entre les pensées, leurs auteur·es et les lecteur·ices,
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recueillir, publier la diversité de ces pensées et ainsi maximiser leur circulation, faire émerger d'autres regards sur le monde, les femmes, les hommes, les genres, d'autres manières de les exprimer.
Nous saisissant de la matière convoquée, nous n'appliquons pas de théories, ne faisons pas entrer de force des idées dans des textes, nous les mettons en contact les un·es avec les autres, provoquons des rencontres, la membrane est poreuse.
[nous les jardinons, les cultivons, faisons de la permaculture.]
Notre champ d'investigation ne se réduit pas au genre en tant que thème et encore moins au genre de la langue car ce n'est pas la langue qui est sexiste mais l'usage que les hommes et les femmes en font. Si celui-ci nous apparaît comme un point d'entrée évident et un chantier important dans notre exploration, il n'en est pas le seul et unique. Ce que cherche cunni lingus, ce sont des écritures audacieuses et imaginatives qui subvertissent la langue et le genre directement ou par ricochets. Ce que cherche cunni lingus, c’est une pointe fine, des leviers, des langues qui soulèvent la langue et nous soulèvent, un écart dont nous précisons la nature politique et littéraire dans ce manifeste. Que ce soit dans la lexicologie, la grammaire, la narration, les thématiques, la sémiotique etc., la revue s'intéresse à toutes propositions : textes de création, textes théoriques, critiques, lectures enregistrées...
Ces productions, à dominante poétique, peuvent également revêtir un caractère pamphlétaire, expérimental, post-pornographique, ou de toute autre nature propre à bousculer cette langue. Cette langue qui invisibilise la présence, la place et le rôle dans la sphère publique et privée des personnes qui ne rentrent pas dans la catégorie homme hétéro-sexuel cisgenre et celles qui sortent des catégories de genre : personnes trans, intersexe, agenrée, non-binaires, etc.
Curieu·ses de toutes tentatives littéraires pour faire bouger ces lignes, cunni lingus, est une revue poétique, queer et féministe pour laquelle le corps, la langue, la poésie émettent des messages éminemment politiques que personne ne peut ignorer.
Nous lançons des lignes, des filets, des rets. Nous construisons lentement l’amorce ténue de ce qui, dans les publications, fait et fera levier sur la langue et partant sur nos réalités pour lesquelles nous espérons, dans une démarche intersectionnelle, l'égalité des sexes et la fluidité des genres, envisageant autrement les rapports à ce qui est vivant.
Nous avons le temps, nous continuons.
Ce manifeste est le fruit d'une écriture commune entre les coopératrices de cunni lingus
et les personnes connexes ayant bien voulu l'enrichir de leurs réflexions et contributions.
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1. MONIQUE WITTIG, La pensée straight, éd. Amsterdam, 2018, pp.134-139