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Livraison spéciale traduction

poésie Native American

Entretien avec Béatrice Machet, traductrice

cunni lingus : Béatrice Machet, tu es poète et traductrice notamment de poésie dont les auteurices sont indien·nes d’Amérique ou issu·es des membres des Premières Nations. La revue cunni lingus souhaite t’interroger sur ce travail de traduction (et plus largement sur cette poésie et cette culture) afin de comparer les pratiques de traducteurices féministes, queers et celles d’autres minorités en l'occurrence ici celle des Native American. Mais avant, peux-tu te présenter ? As-tu suivi des études d’anglais (USA), de traductrice littéraire, de traductologie ? Quelles sont les raisons qui t’ont amenée à la traduction essentiellement de poètes·ses amérindien·nes dont tu es spécialiste ?

 

Béatrice Machet : D’abord rectifier, on ne peut pas parler d’une culture amérindienne, il y en a plusieurs, voire de nombreuses, car il y a autant de différences entre un Arapaho ou un Cheyenne avec un Osage qu’il y a de différences entre un Sicilien et un Norvégien, pour ne parler que de peuples européens.

Pour me présenter je dirais que j’écris depuis l’âge de 13 ans, j’ai été publiée pour la première fois à 24 ans, à une époque où je poursuivais des études de pharmacie tout en suivant des cours de philosophie en auditrice libre à l’université de Tours. Je dis souvent que c’est la pratique de la danse qui m’a tout appris, de la vie en général, et a fortiori de la vie en poésie, de la vie dans un univers créatif et artistique. Écrire est pour moi, littéralement, corporellement, continuer de danser.

 

Je n’ai pas suivi d’études d’anglais au-delà du lycée mais j’ai toujours été au contact de cette langue dans ma vie ordinaire au quotidien. Pas d’étude ni de traductrice littéraire ni de traductologie, la seule motivation de faire connaître les auteurices Native American contemporain.es m’a donné le culot de tenter l’aventure de traduire, mais cette décision est venue après des années de recherches durant lesquelles je me suis complètement imprégnée des cultures et de la littérature Native American. C’est ce qui a pesé dans la balance, c’est ce qui a convaincu les auteurices de me confier leurs textes.

 

C’est à l’âge de 8 ans que ma conscience s’est éveillée au terrible sort fait aux Indiens d’Amérique, et ma répulsion pour les westerns de l’époque m’a poussée à chercher quelle avait été la véritable histoire de la colonisation, accompagnée du génocide amérindien. J’ai fouillé, étudié, essayé de comprendre tous les tenants et aboutissants en m’appuyant sur des écrits d’Indien.nes, en anglais et en espagnol. J’ai écumé les ouvrages d’ethnologie, d’anthropologie, je me suis mise à militer dans des associations de défense des droits des Indien·nes d’Amérique… J’ai correspondu avec quelques auteurices (Maurice Kenny, Mohawk ; Joseph Bruchac, Abenaki ; Carter Revard, Osage ; Jim Barnes, Choctaw, et par la suite Diane Glancy, Cherokee). J’ai correspondu avec quelques prisonnier·es politiques, membres de L’American Indian Movement, qui « en échange » voulaient à leur tour offrir un geste de générosité, et c’est ainsi qu’ils m’ont initié à leurs langues tribales : Sioux Lakota, Cherokee…) puis, quand j’ai été publiée, éditée, avec à ma disposition un petit réseau d’adresses de différentes revues, j’ai franchi le pas et j’ai proposé des articles et des traductions ayant trait à la littérature des Native American. Des revues m’ont accueillie, m’offrant un espace pour des dossiers spéciaux consacrés à des auteurices ou des textes Native American.


 

c.l. : Sous quelle(s) classification(s) sont regroupées les langues originelles des poètes·ses que tu traduis ? A quels peuples appartiennent-eilles ?

 

Béatrice Machet : Classiquement on parle des langues Sioux (par ex : Lakota, Dakota, Nakota, Osage), des langues athapascanes (par ex : Navajo ou mieux Diné, langues Apaches, Lipan, Tinglit, Tinneh du Canada), des langues Muscogéennes (par ex : Creek, Seminole, Chickasaw, Choctaw, Mikosukee, Hitchti), les langues Salish (par ex : Squamish, Twana, Lummi, Nuxalk, Spokane), les langues Uto-Aztèques (par ex : Ute, Soshone, Comanche, Païute, Cahuila, Pima, O’Odham, Yaqui), les langues algonquiennes (Par ex : Otawa, Potawatomi, Ojibwa, Chippewa, Crie), les langues Iroquoiennes (par ex : Cherokee, Mohawk, Seneca, Oneida, Wendat, Wendyot, Tuscarora, Onongaga ), les langues Eskimo-Aléoutes (l’extrême nord du Canada et côte sud du Groenland), et enfin les langues Sahaptiennes (par ex : Nimiipu-Nez-Percé, Colville).

 


 

c.l. : De quelle(s) langue(s) traduis-tu les textes de ces poètes·ses amérindien·nes ? 

 

Béatrice Machet : Je traduis à partir de l’anglais car toutses les auteurices écrivent en anglais. Certain·es écrivent aussi dans leur langue tribale, ielles font alors deux versions d’un poème, d’autres encore incluent des expressions dans leurs langues d’origine à l’intérieur d’un poème en anglais. Mais je sais que derrière la langue anglaise employée, travaillent la pensée et les cultures Indiennes, je sens que travaille une autre langue très différente de l’anglais, c’est pourquoi je connais un peu de Lakota, de Cherokee, d’Anishinnabemowin, d’Apache et de Navajo, et qu’en amont de la traduction, je demande aux auteurices de m’expliquer, de m’apprendre les rudiments de leurs langues afin que je sache quelle image transmettre derrière un mot anglais ou français banal. 

 

c.l. : Pourquoi écrivent-ielles en anglais (USA) ? 

 

Béatrice Machet : L‘Anglais est la langue du colon mais la seule possible à employer pour atteindre le plus grand nombre de lecteurices ou d’auditeurices. Donc pour être lu·es-entendu·es, ielles passent par l’anglais, mais un anglais dans lequel est insufflé la pensée, l’esprit, le souffle amérindien, ce qui dynamite en quelque sorte la langue anglaise et sa base matérialiste.


 

c.l. : Comment les poètes·ses indien·nes d’Amérique du nord voient-ielles l’art verbal ? Que représente un poème pour ielles ? Pourquoi, selon laes auteurices indien·nes de la 4ème vague (2000 - …. )*, l’écriture ne peut s’envisager comme un art pour l’art ( introduction à De l’autre côté du chagrin : anthologie de poétesses indiennes) ? 

 

Béatrice Machet : Il y a une notion, une réalité inscrite dans la chair même des Native American qui est celle de transformation. Vivre dignement, jusqu’à mériter le nom d’humain·e, c’est sans cesse évoluer, faire bouger ses points de vue, parcourir tous les spectres et se déplacer sur les 360 degrés du cercle qui fait le tour d’une question, d’un sujet, d’un espace, c’est devenir chaque seconde un peu meilleur·e. L’art oral est sacré car par la parole, l’humain·e a le pouvoir de transformer celui ou celle qui l’entend. Parler c’est le moyen d’évoluer, de s’élever, de partager, de transmettre, de comprendre, et aussi de guérir. De nombreux gestes rituels chez les Native American ont pour but de rétablir une harmonie perturbée. L’art verbal est un potentiel rituel de guérison dont laes auteurices sont les exécutant·es, tout comme certaines danses et certaines cérémonies le sont. Traditionnellement, l’oralité, la qualité d’un·e orateurice, était très prisée dans les cultures amérindiennes. La parole étant souffle, la parole étant véhiculée par l’air, ce qui nous pénètre et s’échappe de chacun de nous, elle ne doit être entachée d’aucune mauvaise intention, d’aucun mensonge. La parole se doit d’être cœur-esprit et s’adresse à l’ouvert d’un autre cœur-esprit. Un poème pour un·e auteurice Native American est aussi une façon de détourner, c’est un antidote à la tentation d’ethnocentrisme occidental.

Je vais ici donner la parole à Joseph Bruchac, poète Abenaki, tirée de la préface de son anthologie sortie en 1994. Celle-ci rassemble de très nombreux·ses auteurices Native contemporains, intitulée Returning the gift  (Renvoyer le cadeau). Derrière ce titre se cache l’ironie acerbe caractéristique des Indiens, car le cadeau en question, c’est la langue des colons qui leur a été imposée et qui se retrouve être une arme pour contrer l’effet de cette imposition. Joseph Bruchac dit ceci (ma traduction) :

 

En plus des techniques et des capacités littéraires, en plus de l’imagination, laes écrivain·es Native American apportent dans leurs écrits, la conscience d’un héritage ancré profondément dans des traditions qui font sens ; les instincts de survivants conditionnés par plus de quatre siècles de diverses résistances avec leur sens de l’humour concomitant ; une spiritualité à la fois simple et enracinée si profondément qu’elle émeut et surprend lae lecteurice habitué·e à un monde dépourvu des pouvoirs d’une signification spirituelle.

Un poème représente tout cela, il affirme la survie après des siècles de génocide, il affirme les valeurs spécifiquement amérindiennes, il a le potentiel de changer et, qui le lit, par voie de conséquence, peut changer son rapport au monde sinon son monde même.

Selon moi, pour ces auteurices, l’écriture ne peut s’envisager comme un art pour l’art car pour elles et eux, écrire un poème, c’est faire l’expérience d’un monde augmenté, plus vaste, plus profond, plus ouvert, avec une perspective juste sur ce qu’est réellement la vie et ce que cela entraîne de décisions à prendre, d’engagements à suivre, c’est une leçon de vérité.  C’est le rappel que vivre étroitement dans une optique individualiste et capitaliste mène le vivant à sa perdition. C’est la leçon à retenir que vivre au service du bien commun est la seule voie pour créer les conditions d’un monde harmonieux, en paix, égalitaire, où chacun·e s’épanouit, où chacun·e offre l’authentique et le meilleur de soi, c’est la preuve faite que la Terre est un organisme vivant auquel les humain·es appartiennent et dans lequel ielles participent, une participation qui se doit d’être sans prédation, sans domination, empathique et tournée vers ce que les Navajos appellent la beauté, à comprendre comme plénitude, selon leur principe : le Hózhǫ, un principe qui se traduirait par paixbeautéharmonie, car ces trois qualités (une autre forme de trinité !!) ne peuvent se dissocier l’une de l’autre, n’existent pas sans les deux autres.  


 

c.l. : Toujours dans cette introduction, on apprend que chez les amérindiens il y a au moins 5 genres. Peux-tu nous en dire plus sur ces genres ? Sont-ils absents de la langue anglaise ? Les as-tu rencontrés dans les textes que tu as traduits ? Si oui, comment les as-tu traduis ?

 

Béatrice Machet : Je ne sais pas si dans toutes les cultures amérindiennes on distingue 5 genres, mais pour ce qui est de nombreuses cultures, celles et ceux que nous nommons homosexuel·les ou queers dans nos sociétés occidentales, portent chez les Indiens le nom de « contraires », de « two spirits** ». Chez les Navajos (Diné) le terme utilisé est Nádleehi, qui signifie : qui change ; chez les Lakotas on dira Wíŋkte, ce qui signifie une vie hors des rôles genrés binaires***. Ces termes, ces vocabulaires ont une signification riche de culture et de compréhension du monde, ils honorent la diversité des expériences humaines.  Les « two spirits » avaient traditionnellement un rôle dans la société, on leur reconnaît toujours des qualités ou des pouvoirs particuliers, souvent ielles devenaient guérisseur·euses, faiseurs-faiseuses de paix, arbitres de conflits, ou guides spirituels. Être « two spirits » n’est pas juste une question d’orientation ou de pratique sexuelle, il s’agit aussi d’une forme d’engagement envers la communauté, il s’agit d’un don, d’une responsabilité vis-à-vis de la société à cause d’un niveau spirituel que cet état confère. Car être two-spirit, c’est en quelque sorte avoir en soi les deux énergies genrées, c’est la possibilité de faire le trait d’union entre les énergies masculines et féminines et de ce fait être plus à même de guider vers l’harmonie. Mais ielles pouvaient aussi bien se faire guerrier·res et défenseur·euses de la tribu, avec une approche différente. Chaque différente culture a dans son langage ses propres mots pour dire et nommer les personnes queers, mais dans toutes les cultures Indiennes, la fluidité de l’identité des genres est acquise. Pas de stigmatisation. Chez les Sioux, traditionnellement, ielles étaient chargé·es de donner un nom aux nouvelles-nouveaux né·es par exemple. Les cinq genres dont parlent les Indiens des plaines par exemple sont : Homme-homme, Femme-femme, homme-femme, femme-homme, et ni-l’un-ni-l’autre. Et si je traduis un poème où les termes « two spirits » (terme actuel employé par les Native American s’ils s’expriment en anglais) ou si je tombe sur ces noms dans les langues tribales, je ne traduis pas, je laisse tels quels ces termes, je les trouve beaux et nobles et je veux qu’ils apparaissent dans leur vérité originelle dans ma version française. Je ferai alors une note de bas de page pour expliquer.

 

Et si les cultures Native American ont été contaminées et chamboulées par l’imposition du modèle patriarcal, à l’origine, ces cultures et ces sociétés fonctionnaient sur le modèle matrilinéaire et matriarcal (qui n’est pas l’exact opposé du patriarcat ni son contraire). Ce système matriarcal reste traditionnellement bien enraciné, il a subi des dommages mais il a résisté. Et ce n’est pas une anecdote : savoir que pour les langues Sioux, le genre détermine le vocabulaire que vous utilisez. Les choses peuvent avoir deux noms : celui utilisé par les garçons et les hommes, celui que les filles et les femmes utiliseront, car pour les Sioux, l’expérience de la chose que vous faites en tant que fille ou que garçon n’est pas la même, d’où le bien fondé des deux noms. Et si les rôles sont plutôt déterminés en fonction du genre, il y a beaucoup de souplesse et de fluidité, il n’y a aucun rapport de hiérarchie, ni dans la langue, ni dans l’organisation de la société Sioux. Le prestige se gagne par les bonnes actions, fait assumer plus de responsabilités, ne donne aucun privilège.
 

 

c.l. : Dans ton avant-propos du livre Clan du Farceur, tu écris qu’il existe des différences entre les modes narratifs indiens et occidentaux. Peux-tu revenir là-dessus ?

 

Béatrice Machet : De mon point de vue, la poésie Native American tisse ensemble traditions, spiritualité et modernité. Il s’est agi pour les Native American, de passer de traditions orales à des formes écrites. C’est une forme de voyage accéléré dans le temps !  Leurs écrits ont un goût prononcé pour le narratif puisque traditionnellement, le corpus des mythes et des histoires est ce qui enseigne aux jeunes Indien·nes quasi tout ce qu’il faut savoir afin qu’ils deviennent à leur tour des êtres humains dignes de ce nom. Raconter une histoire pour elleux vaut toutes les analyses et les déconstructions comme toutes les synthèses. Les histoires, les récits, ont valeur de fable, un enseignement en découle. Et ces narratifs reflètent des valeurs culturelles, des événements historiques et des enjeux identitaires. Il s’agit d’un défi à relever pour affirmer la survie, tout en mêlant au narratif les thèmes contemporains et les problèmes de société. La poésie Native American fait souvent la preuve des forces de résilience et d’adaptation de ces cultures maltraitées, invisibilisées, martyrisées, etc.

 

Parfois les poèmes nous plongent en plein mythe tant les situations décrites le sont à l'aune de ces récits complètement intégrés à la psyché des auteurices : le mythe est réalité, le mythe est explication, il accompagne toutes les étapes de la vie, d’où sa présence habituelle dans la poésie Native American.  On a parfois accolé le terme de réalisme magique quand on a voulu définir le style de certain·es écrivain·es Native American. D’un point de vue occidental cela signifie la présence du surnaturel, de la magie, dans le quotidien faisant l’objet de l’écriture. Dans la compréhension amérindienne, ce terme n’a aucun sens, aucune légitimité, puisque le rêve, la vision, font partie intégrante des expériences vécues sur le mode éveillé. La dimension du rêve, de la vision, est une dimension qui fait partie intégrale de la conscience d’un Indien d’Amérique, leur connexion à l’inconscient est plus développée, que ce soit inconscient individuel ou collectif, et ce depuis le berceau, grâce à la transmission des mythes et des histoires que chacun·e apprend pour savoir comment se comporter dans une situation bien précise de la vie. Le réel humain d’un·e Native American comprend ce que nous nommons fantastique et surnaturel, son espace mental est plus large et plus profond que le nôtre, et cela n’a rien à voir avec la récupération New-Age qui en a été faite, ou avec les recettes de développement personnel visant le bien-être. Autre particularité qui pour moi est évidente mais certainement difficile pour un·e occidental·e lambda, c’est que tout poème, tout écrit Native American « speaks the land », c’est-à-dire « parle, dit la Terre », se fait voix de la Terre, d’un territoire donné ou de la planète entière. Joy Harjo (Muscogee), une des figures littéraires les plus médiatisées dans et hors le contexte amérindien, exprime dans la préface d’une anthologie par elle rassemblée, que tout·e Native American se sent être la Terre, se sent appartenir à la Terre (et non l’inverse dans un rapport de profit, de prédation et de domination, donc de destruction). Elle dit ceci (ma traduction) :

Nous commençons par la Terre. Nous émergeons de la Terre, de notre mère, et nos corps y retourneront. Nous sommes la Terre. Nous ne pouvons la posséder, quelles que soient les proclamations de l'État. Nous sommes littéralement la Terre, une planète. Nos esprits habitent ce lieu. Nous ne sommes pas les seuls. Nous sommes les créateurs de ce lieu, les uns avec les autres. Nous marquons notre existence de nos créations. C'est la poésie qui porte les chants du devenir, du changement, du rêve, et c'est vers elle que nous nous tournons lorsque nous voyageons dans ces lieux de transformation, comme la naissance, l'âge adulte, le mariage, les accomplissements et la mort. Nous chantons nos enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants : notre expérience humaine dans le temps, dans et à travers l'existence.

C’est cette conscience et cette compréhension qui transpire dans chaque poème Native American, et qui démarque la littérature Native American de celle des occidentaux en général.

Les Native American - et c’est dans la structure de leurs langues mêmes, dans leur façon de raconter - cherchent à montrer le processus, ce qui se déroule, se fait, se transforme, dans le flot des événements. Voici ce que dit Joy Harjo (ma traduction) :

Ce que toutes les nations tribales d'Amérique du Nord partagent, c'est la connaissance que la Terre est un être vivant et la croyance au pouvoir du langage de créer, de transformer et d'instaurer le changement. Les mots sont des êtres vivants. La poésie sous toutes ses formes, y compris les chants, l'art oratoire et les cérémonies, profanes et sacrées, est un outil précieux pour la communauté. Bien qu'elle soit performative, il n'y a pas de séparation entre le public et l'interprète. 

 

Cette non séparation, ce mode inclusif qui fait des lecteurices les créateurices du poème à parts égales avec l’auteurice, n’est pas un mode habituel de présenter les œuvres dans le monde occidental, bien que cette conscience existe et que de nombreuses expériences aient été faites dans cette direction. En outre : pas d’analyses, pas de synthèses, pas de rationalité en jeu, juste les faits comme on les observe, comme on les perçoit, comme ils se vivent. L’approche est beaucoup plus « phénoménologique » que psychologique ou cartésienne. 

 

Le but n’est pas tant la résolution que l’apprentissage. Et le chemin ouvert mènerait à la sagesse, celle qui met en avant l’harmonie, la simplicité, l’honnêteté, le courage et la droiture, la modestie, l’humilité, celle qui exige qu’on sache, en tant qu’humain·es, notre exacte place dans la création, sur Terre et dans le cosmos, sans arrogance et avec dignité. Les Native American ont une propension bien plus grande à remercier la vie, à s’émerveiller aussi mais de façon non démonstrative, parce qu’en profondeur cela les nourrit et les connecte avec le plus grand que nous, avec le grand tout. Les narratifs Native American, bien souvent, mettent en lumière l’aspect initiatique des choses ordinaires de la vie, ce qui, pour les occidentaux, leur donne un goût d’extraordinaire.

 

c.l. : Noémie Grunenwald découpe son ouvrage Sur les bouts de la langue : traduire en féministe/s en 12 chapitres dénommés ainsi :

 

- S’abandonner

- Improviser

- Se soumettre

- (Se) Décentrer

- Interpréter

- Corriger

- Élargir

- Inclure ?

- Apprendre

- Traduire

- Tisser

- Citer

Ces termes font-ils écho(s) en toi ? Que changerais-tu ? Pourquoi ?

 

Béatrice Machet : Les deux termes se décentrer et interpréter sont ceux qui décrivent le mieux la façon dont je traduis.

 

Se décentrer est pour moi facile puisque je vis plus ou moins avec un pied chez « les rouges » et un pied chez « les blancs », et j’essaie de tenir les deux polarités sous contrôle pour que le poème en français donne bien la sensation de pénétrer dans un autre univers, tout en ménageant la possibilité d’y entrer sans être rebuté·e dès le seuil.

 

Interpréter, pour moi c’est dénicher derrière les mots du poème les références précises inscrites dans les cultures Native American, afin de pouvoir les souligner, les transmettre aux lecteurices, qui, sans moi, passeraient à côté du contexte historico-politico-culturel dans lequel s’inscrit le poème à traduire. C’est aussi se faire la voix d’un·e autre en respectant son timbre, ses inflexions, ses intonations,  c’est-à-dire son style.

Élargir m’apparaît également important dans la mesure où le poème né dans un contexte amérindien veut toucher au-delà, c’est pourquoi dans ma version française j’essaie à la fois de garder la spécificité amérindienne, sa couleur, sa portée, en ayant à l’esprit qu’il faut que cela résonne malgré tout avec l’expérience et les perceptions selon la grille de lecture occidentale des lecteurices.

 

Apprendre est indispensable, mais me paraît l’étape d’avant la traduction.

 

S’abandonner est aussi bien souvent nécessaire : s’abandonner à son bagage de connaissances, à sa complicité avec les langues, faire confiance aux ressorts de créativité que je peux mettre en œuvre pour jouer quand il y a jeux de mots ou jeux de sonorités, jeux de rythmes, c’est un peu ce qui est contenu dans le improviser.

 

Se soumettre dans le cas où le message contenu dans le poème semble la motivation première, ne pas alors chercher l’esthétique ou une version savante, aller droit au but dans la langue cible afin que le message soit également clair.

Quant à la tentative de corriger, cette démarche est déjà incluse dans le fait que les Native American utilisent la langue de l’oppresseur pour la travailler de l’intérieur et « l’indianiser ».

 

Le terme tisser est aussi intéressant dans la mesure où traduire permet le passage ; en tant que passeuse je noue des relations, je construis des ponts entre les cultures, je tisse des liens, mais le tissage est alors un effet secondaire de traduire, comme son substrat, qui n’apparaît pas dans la traduction elle-même. 

 

Quant à inclure, je ne le vis pas comme Noémie Grunenwald, bien que je me sente concernée par le dégenrement de la langue, (quelque chose de beaucoup plus simple en anglais qu’en français d’ailleurs), pourtant inclure me paraît aller de soi pour ce que je mets inévitablement de moi dans le poème en français qui n’existait pas dans le poème en anglais, mais j’essaie d’être aussi discrète que possible.   

c.l. Dans le chapitre (Se) Décentrer, Noémie Grunenwald écrit la langue mondiale est investie par celleux qu’elle domine et qui la réinventent en différents langages. Nous pouvons saisir la langue de l'oppresseur et la retourner contre elle-même. […] Je ne crois pas aux théories trop générales du traduire. Les rapports de force entre les langues [...] sont tels qu'aucune approche du traduire ne peut prétendre s'appliquer à toutes ces situations. On ne peut adopter la même démarche pour traduire une langue minorisée ou une langue dominante, un·e écrivain·e minorisé·e ou un·e écrivain·e dominant·e.

 

Plus loin elle ajoute, traduire nous force à voir les angles morts, à identifier ce qui n'a pas de nom, pas d'existence reconnue. À reconnaître ce qui n'est pas pensé dans une langue, mais qui l’est dans une autre. [...] J'ai appris à désacraliser la langue. À la découper puis à la recoller pour pouvoir m'en servir efficacement. J'ai appris qu'on n’était pas obligé·es de contraindre les idées dans le carcan du vocabulaire disponible. Qu'on pouvait l'agrandir à notre guise pour l'élever au niveau de ce qu'on voulait observer, traduire ou formuler.

Comment la poésie indienne écrite en anglais se démarque-t-elle de la langue dominante ? En tant que traductrice, quelle(s) démarche(s) adoptes-tu pour rendre compte des particularités de ces textes et faire entendre ces voix minorisées, invisibilisées ?  Y a-t-il des stratégies que tu mets en place pour ne pas lisser la langue par exemple ? 

 

Béatrice Machet : D’abord je voudrais réagir au « reconnaître ce qui n'est pas pensé dans une langue, mais qui l’est dans une autre. » Il me semble que pour ce qui est des langues Native American, il ne s’agit pas tant de « penser » que d’observer avec une finesse extrême car tous les détails comptent quand survivre est, non pas le combat, mais le but concret des communautés traditionnellement en immersion dans la nature vaste et grandiose des grands espaces américains. Aussi je dirais plutôt « ce qui n’est pas remarqué, pas observé dans une langue, mais qui l’est dans l’autre ».

La particularité que je constate dans la poésie Native American, c’est la force des images, c’est l’aller-retour qui se fait, souvent de façon voulue, entre logique de la langue anglaise et comment cela se pense dans les langues tribales, lae lecteurice se trouve au carrefour de deux visions du monde, de deux modes de relation au monde, de deux potentiels existentiels. Parfois l’anglais semble incorrect, imprécis, alors je devine que derrière, la pensée dans une autre langue fait dérailler l’anglais, à moi de faire dérailler le français de même.

 

Quant aux stratégies pour ne pas lisser la langue, pour laisser s’exprimer ces particularités dans ma version française, non, je n’en ai pas, je me laisse porter par la nécessité intrinsèque du texte, je surfe sur l’énergie, sur la fluidité, j’épouse les accidents.

 


 

c.l. : Comme pour Noémie, y a-t-il pour toi, au-delà d'une possibilité syntaxique, [...] une responsabilité politique à traduire ? Traduis-tu la poésie amérindienne par engagement ? Cherches-tu à respecter un parti pris d’écriture qui reflète un point de vue situé sur le monde (Stéphanie Lux, Des montagnes de questions) ?

 

Béatrice Machet :  Oui à cent pour cent, avoir fait le choix de ne traduire que des auteurices Native American ou quasi, est le résultat d’un engagement, d’une prise de conscience, c’est un acte politique, absolument. Et je ne fais pas que « respecter un parti pris d’écriture qui reflète un point de vue situé sur le monde », j’essaie même parfois de l’amplifier, je n’ai pas peur que le français dans mes traductions paraisse un peu étrange tout en restant compréhensible, pourvu qu’il transmette un peu de cet esprit Indien, qu’il bouscule nos pensées en bousculant la syntaxe ou la grammaire, car je sais que les langues tribales fonctionnent tellement différemment qu’il faut, à un moment donné, que laes lecteurices de la traduction fassent l’expérience de cet ordre chamboulé, de cette attention portée là où nous, occidentaux, ne la porteraient pas en premier.  


 

c.l. Dans son entretien avec Rachel Colombe, Noémie Grunenwald fait le distingo entre être dans la création et être dans de la légitimation d’un vocabulaire. Stéphanie Lux donne un exemple de traduction, où elle se dit l’autrice, du son plutôt que du sens, de l’atmosphère […] et de l’intention plutôt que des motsOù te situes-tu en tant que traductrice ?

 

Béatrice Machet : Tout dépend des textes, des contextes, et des résultats des discussions avec les auteurices. Bien souvent je travaille en proposant plusieurs possibilités de traduction aux auteurices Native American. Je leur explique les conséquences de tel ou tel choix, les différents sous-entendus derrière les mots, les effets produits dans la rythmique et les sonorités, et selon leur préférence, je mets en avant tel ou tel aspect. Certains préfèreront le sens, d’autres l’atmosphère générale, d’autres l’ambiguïté et l’ouverture des interprétations vers une forme d’inachevé… Je m’adapte, car si mon but est bien de faire connaître la littérature Native American à un public francophone, mon souhait, en termes d’expérience, de partage et d’humanité, est bien de me mettre au service des auteurices. Qu’ielles soient satisfait·es, là se trouve ma vraie récompense.
 

 

c.l. : Pour Noémie Grunenwald, traduire c’est se décentrer soi-même pour construire la solidarité. Toujours dans l’entretien, elle parle d’un travail solitaire mais qui trouve une dimension collective lorsqu’il y a critiques, échanges, dialogues jusqu’au véritable enjeu de désacralisation du texte. […] C’est une remise en question concrète de l’institution littéraire au sens, on va dire, élitiste. Nous reviendrons sur ce dernier point plus tard. Pour des questions de compréhension, de traduction (sens, contexte), de reformulation, t’arrive-t-il de travailler avec des auteurices, des spécialistes de l’anglais (USA), un réseau de collègues ? 

 

Béatrice Machet : Mon mari étant américain, si j’hésite sur le sens d’un vers, d’une expression dans un poème, je lui demande son avis.

 

Certains « détails » qui situent le contexte historico-culturel, voire spirituel du poème à traduire, inscrits en filigrane, m’obligent parfois à faire trois traductions différentes, une version pour mettre en évidence chacun des domaines évoqués, historique, culturel ou spirituel. En général j’échange beaucoup avec les auteurices au sujet de la traduction, ce qui est passionnant ! Parfois je m’enregistre disant les poèmes traduits pour qu’ielles aient une idée de la façon dont ça sonne en français, pour savoir si ielles s’y retrouvent.

Quant à l’enjeu, en tant que traductrice, il passe bien par la langue, mais une langue au service d’un objectif qui est de transmettre une vision du monde quasi opposée à celle du public francophone auquel s’adressent les poèmes traduits. 


 

c.l. : Reconnais-tu aussi cet enjeu de désacralisation du texte auquel est lié la notion de génie chez l’auteurice et lae traducteurice ou bien l’enjeu primordial est-il celui de la langue ?

 

Béatrice Machet : Dans un contexte amérindien, la notion de désacralisation est à manier avec prudence. C’est la pensée occidentale, l’esprit critique à l’occidentale, qui exige ce travail de désacralisation après des siècles de révérence et de culte sur l’autel du génie littéraire. Comme je disais plus haut, pour les Indien·nes la parole, les mots, sont vivants, ils ont une dimension sacrée, mais les humain·es qui les manient n’ont pas de statut privilégié, par contre ielles peuvent se voir tels des guérisseur·euses, des medecine-men ou medecine-women.


 

c.l. : Dans quel état d’esprit es-tu lorsque tu traduis ? Te sens-tu actrice comme Noémie qui dit s'imprégner d'une écriture, d'un rôle, d'une pensée, d'une façon d'exprimer et Stéphanie Lux qui écrit mais je suis tout aussi peu invisible qu’une comédienne qui interprète un rôle avec tout ce qu’elle est ? Y mets-tu beaucoup d’affect ou au contraire de la distance ? Lae traducteur·ice est ielle invisible ?

Pour trouver le bon terme, fais-tu beaucoup de recherches ? Doutes-tu de toi ? Avances-tu avec des intuitions ?

 

Béatrice Machet : Pour commencer je dirais que je me sens actrice, dans les deux sens présentés, de Noémie Grunenwald et de Stéphanie Lux, mais je ne sens pas mettre de l’affect, pas vraiment de la distance non plus. Pour moi en effet, lae traducteurice en tant que personne doit s’effacer au service d’un texte et d’un·e écrivain·e : son travail de traducteurice est visible, doit être reconnu et respecté, mais sa personne derrière le texte traduit devient transparente, autant qu’il est possible de le faire.

 

Pour répondre à la deuxième partie de la question, je dirais que je fonctionne beaucoup à l’instinct et aux intuitions. Ce qui me donne confiance, ce sont les retours des auteurices que je traduis, eilles se sentent respecté·es, compris·es en profondeur, accompagné·es dans une autre langue, et beaucoup sont étonné·es de voir que je suis capable de saisir la signification profonde de leurs textes. You could be one of us (tu pourrais être des nôtres) m’a un jour dit le poète Cheyenne Lance Henson, ce que je n’ai pas pris au pied de la lettre, mais que j’ai pris pour un compliment. Le fait que je passe du temps aux USA les rassure aussi, car j’ai dans les yeux, mais aussi passées par mes sens, les perceptions, les images, les paysages, les situations, les ambiances qu’ielles décrivent. J’ai fait l’expérience de ce pays et je peux la restituer. Mais bien évidemment je doute, et oui j’avoue qu’hélas, à quelques occasions, il m’est arrivé de faire des contre sens. 


 

c.l. : Toujours dans son livre, au chapitre Interpréter, N. Grunenwald affirme que si les mots sont le matériau brut de l'écrivain·e, alors ce sont les outils premiers des traducteur·rices. Ce qui fait de leur choix, un élément primordial de notre travail. Mais « dans un mot déterminé, le visé est lié au mode de visé » (Walter Benjamin, La tâche du traducteur). C'est pourquoi les équivalences n'existent pas. La traduction est un échec permanent. Qu’en penses-tu ? Tout se traduit-il ou bien tout est-il « intraduisible » ?

 

Béatrice Machet : J’ai lu Walter Benjamin, j’ai lu Meschonic, j’ai lu Jakobson, Valéry, Bonnefoy et Antoine Berman, j’ai lu pas mal d’ouvrages se penchant sur la traduction, je les ai trouvés dans l’ensemble pertinents, mais s’ils offrent des réflexions poussées, ils offrent peu de solutions concrètes ! Cependant je dirais que lae traducteurice doit être un·e poète « parallèle ». Il me faut traduire en poète, il me faut proposer en français un poème qui fonctionne. Mahmoud Darwich affirmait même que parfois, lorsque les poèmes sont confiés à un poète, les traductions sont meilleures que l’original. Cela m’a souvent été dit par les auteurices ielles-mêmes lorsqu’ielles comprennent un peu le français, dans certains cas ma traduction sonne mieux qu’en anglais. Mais j’ai bien conscience de situations d’échec malgré tout, soit parce que je ne me sens pas assez, à titre personnel, en adéquation avec le texte, soit parce que j’ai des lacunes de vocabulaire (différents argots américains existent auxquels je n’ai jamais été initiée) et je ne saurais pas trouver d’équivalences en français. Je m’accommode des patois, mais des parlers contemporains spécifiques de certaines communautés (cités, etc…) m’échappent complètement. Pour conclure, je fais le pari que tout est transposable, tout peut passer dans une autre langue, même si cela paraît intraduisible. Il y a des pertes à certains endroits du poème traduit, c’est vrai, mais on peut gagner ailleurs afin d’équilibrer les effets, pour que le bilan reste satisfaisant. L’important est que l’expérience du poème faite dans la langue d’origine soit semblable à l’expérience faite dans la langue cible. 


 

c.l. : Pour certain·es, le militantisme est incompatible avec l’esthétique. Il y a de la résistance dans la poésie Native American. Est-ce antinomique avec la beauté ?

 

Béatrice Machet : Le fait même qu’il existe une poésie Native American est déjà la preuve d’une remarquable résistance, puisque les populations indigènes d’Amérique étaient vouées à l’extinction grâce à des politiques agressives d’extermination ! Quand le militantisme ne se résume pas à des slogans ou à des théories idéologiques, je ne vois pas pourquoi il ne serait pas compatible avec l’esthétique ! De plus, comme expliqué plus haut, le principe Navajo de Hózhǫ qui désigne aussi « la voie de la beauté », est ce qui guide toute l’organisation de la société, qui inspire toute action et décision, qui irrigue et nourrit l’esprit, y compris des écrivaine·s Navajos. Mais en dehors de l’univers Navajo, la quête d’harmonie et la restauration de celle-ci est une préoccupation partagée par les cultures amérindiennes. Écrire, tout comme l’utilisation de la parole est sacrée dans l’esprit d’un Native American, un poème fait partie d’un rituel de guérison et de résistance qui se nommerait écriture. Quelle autre beauté espérer ? 


 

c.l. : Côtoies-tu l’élite académique ? Te heurtes-tu à celle-ci qui gardent souvent les droits de traduction ? Faut-il repenser l’institution littéraire au sens élitiste ? Les codes des milieux littéraires français et américains sont-ils compatibles ?

 

Béatrice Machet : Oui, j’ai côtoyé, et je côtoie encore de temps en temps les milieux universitaires. Il m’est arrivé une seule fois de me heurter aux droits de traduction. Je ne fréquente que très peu, tangentiellement, les milieux littéraires américains comme français, mais mon ressenti est que la compétition est devenue le mode de vie dans ces cercles-là. J’ai vivement senti qu’en osant écrire en anglais, je devenais une rivale aux yeux de certains poètes américains qui jusqu’alors m’avaient accueillie avec chaleur dans leurs conférences, cours ou lectures… En France, le fait que j’ai publié des livres en anglais, a été interprété comme une trahison du français, déjà menacé par l’hégémonie anglo-saxonne, et on m’a fait les gros yeux, sinon des réflexions désobligeantes, quelques-un·es de nos collègues poètes me présentaient comme une traître à ma patrie ! Donc, sur le fond, les mentalités sont assez semblables d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique, seules quelques règles éditoriales et les traditions peuvent changer. Les écrivain·es américain·es sont toustes représenté·es par des agents littéraires par exemple. La tendance s’accentue en France, mais ce n’est pas encore une obligation. L’institution littéraire, les institutions culturelles en général, les milieux artistiques, n’échappent pas  aux magouilles générales et aux jeux de pouvoir. Il faut repenser les notions de pouvoir, à ne pas confondre avec l’autorité ou le sentiment de toute puissance. Pouvoir implique responsabilité, responsabilité implique collégialité de différents conseils, c’est tout le fonctionnement démocratique et l’exercice même de la citoyenneté qui sont à revoir. Et j’irai même plus loin, en adoptant le point de vue amérindien, à l’instar de John Trudell, je dirai que je suis un être humain se débattant au milieu de gens et d’un système qui ont oublié ce que voulait dire, ce qu’impliquait le fait d’être humain, qui ne comprennent plus la responsabilité que cela entraîne. Quant à la façon dont les Native American pensent le pouvoir, je vous renvoie aux discours de J. Trudell, poète et activiste Sioux Santee décédé en 2015, voici un lien où il s’explique : https://www.youtube.com/watch?v=WbEGYIxx2_I


 

c.l. : Penses-tu que ton travail de traductrice influence ton œuvre d’écrivaine ?

 

Béatrice Machet : Oui indéniablement. Pas tant sur la forme, pas tant sur ma façon d’écrire, mais le monde amérindien fait partie de moi, c’est mon arrière-monde, un paysage familier qui me procure des thèmes, qui me fait réfléchir et me nourrit ; donc dans chacun de mes livres en français, que ce soit en exergue d’un recueil ou dans le corps des poèmes eux-mêmes, je cite, j’évoque, je convoque cet univers, je lui rend hommage (c’est évident dans RAFALES, chez Lanskine ; dans Tourner, petit précis de rotation chez Tarmac ; dans Muer et dans J… chez L’Amourier, et dans d’autres encore mais plus discrètement). J’ajouterais que si influence il y a sur l’écriture à proprement parler, alors c’est quand j’écris en anglais que les auteurices que je traduis, comme les autres auteurices américain·es que je lis, vont influencer mon travail, en me montrant des voies d’exploration dans la langue que je vais avoir plaisir à expérimenter à mon tour. 



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* Les trois autres vagues sont antérieures, du dix-septième à la fin dix-huitième, fin dix-huitième à 1960, 1960-2000. Note de la revue c.l.


** Two spirit : nom que les amérindiens donnent aux personnes aussi bien gay que lesbienne que bisexuel qui ne cadrent pas avec les deux genres traditionnels féminin et masculin et qui en constituent un troisième, allant de et l’un et l’autre au ni l’un ni l’autre. Note de B. Machet.

*** Notons également les berdaches que cite Jeffrey Eugenides dans son livre Middlesex, éditions de L'Olivier, 2003, p.628 : Les Navajos ont une catégorie d'individus qu'ils appellent berdaches. Un berdache c'est, en gros, une personne qui choisit un genre autre que son genre biologique. N'oublie pas, Cal : le sexe est biologique, le genre est culturel. Les Navajos l'ont compris. Si quelqu'un veut changer de genre, ils l'y autorisent. Et ils ne méprisent pas cette personne - ils l'honorent au contraire. Les berdaches sont les chamans de la tribu. Ce sont les guérisseurs, les grands tisserands, les artistes. Selon l'Encyclopédie Britannica, 
beaucoup le considèrent comme offensant, et en 1990, le terme alternatif « bispirituel » a émergé (source : berdache, Encyclopédie Britannica). Note de la revue c.l.

 

 

 

 

 

Ce questionnaire a été élaboré avec les lectures de :

- Sur les bouts de la langue : traduire en féministe/s de Noémie Grunenwald, éditions La Contre Allée, collection Contrebande, 2021

- Entretien avec Noémie Grunenwald et Rachel Colombe autour de son essai Sur les bouts de la langue / Dictionnaire du Genre en Traduction, 12 septembre 2022

Des montagnes de questions de Stéphanie Lux, éditions La Contre Allée, collection Contrebande, 2024

- De l’autre côté du chagrin : douze poétesses indiennes d’Amérique incarnant l’esprit de résistance : Anthologie de poésie contemporaine « Native American » d’Amérique du nord, collecte et traduction des textes Béatrice Machet, éditions Wallada, 2018

- Trickster Clan = Clan du Farceur : 24 poètes, trois générations d’auteurs Indiens d’Amérique, réunis par Béatrice Machet, éditions ASM et Cerberus Press, 2014

- Autoportrait aux siècles souillés / Michael Wasson, traduis de l’anglais (Etats-Unis), éditions des Lisières, 2018

 

et l’écoute de :

- Traduire en queers : rencontre avec Stéphanie Lux, Le Lobby, L’Hebdo, Radio campus Paris, vendredi 21 février 2025

Textes traduits par Béatrice Machet

Les mains de Mme Ryder, Défense féroceJanice Gould, Concow

Quelle part de moi / Deborah A. Miranda, Esselen

Winkte / Maurice Kenny, Mohawk

Rafales - extraits - 

Béatrice Machet

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