Les mains de Mme Ryder
​Je les avais rencontrées à la conserverie,
Mme Ryder,
et la deuxième de ses trois filles,
Patty, une blonde au rire retentissant
qui roulait des hanches. Engagée
à un soldat de l’armée de l’air, Patty
racontait des blagues communes
qui choquaient,
mais qui parfois m’amusaient.
Septembre était passé,
et j’avais traîné avec elles.
Au début de l’automne
elles m’invitèrent à Lyle
là où elles vivaient,
de l’autre côté de la rivière. Après
le travail je partis avec elles
dans leur vieille Studebaker.
A l’extérieur de leur maison
une rangée de cèdres
qui bloquait le vent du nord.
C’était un endroit confortable,
une vieille ferme à charpente de bois
avec chauffage au fuel
et une nouvelle télévision
placée dans un petit placard en simili bois.
Les deux premiers week-ends,
Patty et moi avons fait les seules choses
qu’on semblait pouvoir faire :
boire un coca au bowling
à White Salmon,
monter à cheval
sur le haut plateau
au-dessus de la rivière Columbia.
Quand je venais en visite
ils me donnaient la chambre de Patty
qui allait, tout près, dormir dans le cottage,
l’ancien logement de sa grand-mère.
La pièce avait un plafond incliné,
une petite fenêtre
qui donnait sur un sapin de Douglas
et une longue prairie.
Depuis son lit, je pouvais voir
faner l’herbe jaunie,
un sombre ciel bleu-lapis,
les collines boisées de l’Oregon.
Quand je séjournais chez les Ryder,
je me levais de bonne heure,
buvait un café, bavardait
avec le père de Patty
qui était le chauffeur
d’une équipe de travaux publics.
Il me parlait de chasse au cerf
dans l’est de l’Oregon,
racontait comment certains citadins,
qui ne faisant pas la différence,
tuaient des ânes sauvages.
Un dimanche matin
je me réveillai chez eux :
pluie, nuages bas, et le vent
qui tordait les cèdres.
Mme Ryder avait sorti
une plaque en plastique et faisait du pain
dans la cuisine bien chaude. Personne d’autre
n’était réveillé.
J’étais en paix buvant mon café,
je la regardais tamiser la farine et commencer la pâte. Ses mains
me rappelaient celles de maman,
douces, mais capables de travaux durs.
Elle tournait et pétrissait la pâte,
la faisait rouler, l’écrasait sous
ses articulations.
J’avais vu ma mère faire cela
de nombreuses fois. Je me souvenais
de la façon dont ma mère
écartait ses cheveux
avec le dos de son poignet,
comme cette femme le faisait.
Soudain la souffrance : le désir
de pouvoir encore voir maman,
bien que nous nous entendions souvent mal.
Mme Ryder frappa la pâte
une dernière fois. Elle soupira,
tourna une tête grêlée par le levain,
la pressa des deux poings.
« Cela me dégoûte,» commença-t-elle,
« que tu veuilles embraser ma fille.
Je t’ai vue la regarder.
Et crois-moi, si jamais je
vous prends dans le même lit,
vous ne mettrez plus jamais les pieds ici. »
Elle fit une pause puis
me regarda directement.
« Tu comprends ? »
Mon cœur s’effondra.
Je fixai ses mains,
trop abasourdie pour ciller.
​
Défense féroce
Tu vois, j’aime mes filles, mes
trois beautés de filles. Je tuerais
n’importe quel f.d.p. qui tenterait de leur faire du mal.
C’est
pourquoi ce matin j’ai dit quelque chose
quand tu étais assise avec moi dans la cuisine.
Tu as passé du temps avec nous,
tu as mangé à notre table à la cafétéria de la compagnie,
tu as couru dehors avec Patty et les autres
filles de la conserverie avant que le signal de une heure
soit sifflé,
tu as paressé avec elles sur les pentes herbeuses
près de la bibliothèque.
Patty m’a dit (et j’ai vu)
combien calme tu étais, comment elle a essayé
de te faire rire. Elle a raconté ces blagues
stupides, mais tu te fendais rarement d’un sourire.
Je pouvais voir que quelque chose te rendait triste.
Tu n’es pas inamicale, simplement
timide. Tu regardes Patty
avec les yeux de l’adoration, ce qu’elle aime.
Elle est légère je l’admets, mais
ce n’est pas feint chez elle,
elle n’est pas consciente de l’effet qu’elle produit.
Elle n’a jamais eu l’intention
que tu tombes amoureuse d’elle. Les filles ne peuvent
aimer d’autres filles. Pas vraiment.
Pas de la façon dont un homme peut aimer.
Le seigneur dans sa bonté nous a faits comme ça
exprès. J’ai commencé à avoir des soupçons
quand j’ai entendu les chansons
que tu chantes, accompagnée de ta guitare :
de jolies ballades, des paroles évoquant des cœurs
traîtres et des langues menteuses. Je
me suis inquiétée. Tu ne parles pas. Tu chantes
tes désirs. Je savais
que je devais mettre un terme à cela,
même si cela te blessait.
Parce qu’après tout, tu n’es pas
l’une des miennes. Et ma fille
ne deviendra pas homo
à cause de gens comme toi, une sang-mêlé
venue de Californie. Là-bas
ils fument de la drogue et pratiquent l’amour libre.
Ils disent l’amour. Mais ce n’est pas
ce que l’amour est. Je vais te dire
ce que c’est - cette douleur
cuisante à imaginer qu’il est arrivé
quelque chose de fâcheux à tes enfants.
Quand tu as peiné pour mettre une vie
au monde, que tu te bats
pour construire cette vie, tu ne peux pas
laisser une étrangère venir
la détruire. Non.
J’ai entendu parler de ton espèce,
des bagarres à l’extérieur de bars minables
entre amantes, de la détestation des hommes
de telles et telles autres devant vivre
furtivement en catimini.
Quand j’ai levé les yeux
de mon travail, je t’ai vue pleurer, dehors
près des cèdres. La pluie
avait cessé, mais s’il avait plu
tu serais restée dessous, pour tenter
de laver les paroles,
que j’ai énoncées depuis la vérité
de mon cœur. Peut-être étais-tu seule
et triste, mais cela n’est pas
mon affaire. Si tu veux
être lesbienne, ce n’est pas
mes oignons non plus.
Mais ne viens pas rôder à ma porte
avec ces idées-là, n’essaie pas
d’influencer ma fille.
Ma fille est jeune, susceptible de
beaucoup de choses, mais cette façon
d’être sur laquelle je ne céderai pas,
je ne la tolérerai jamais.
​
Janice Gould, De l'autre côté du chagrin :
anthologie de poétesses indiennes,
éditions Walladâ, pp 24-30, 2018,
traduit de l’anglais américain
par Béatrice Machet