Mais leurs yeux dardaient sur Dieu, Zora Neale Hurston, éditions Zulma
Janie Mae Crawford est promise à l’avenir sombre et soumis des afro-américaines pauvres du sud des États-Unis au début du XXe siècle. Mais elle va, au fil de ses mariages, apprendre à se libérer et à agir par elle-même et pour elle-même. Zora Neale Hurston, anthropologue spécialiste du folklore afro-américain autant qu’écrivaine, joue avec le langage populaire et imagé qu’elle a étudié, pour raconter la vie de Janie, que sa grand-mère a voulu préserver de tout esclavage :
Son roman dresse le portrait de Janie, autant que celui de la Floride et de ce peuple afro-américain, ces gens des bas-fonds, sommés de se battre pour survivre, pour s’imposer dans un monde raciste dominé par le Blanc et où la parole noire n’a aucune valeur. Chacun et chacune tentent d’échapper à cette condition par différents moyens : en trimant dans une ferme, en fondant une communauté noire riche et indépendante ou en vivant libre dans les territoires sauvages et marécageux des Everglades. Zora Neale Hurston fait le choix de nous guider dans ce monde à travers le destin d’une femme, victime de la violence raciste autant que machiste. Son combat est double pour se délivrer d’une cage qu’elle ne voyait pas avec ses yeux d’enfant, mais qui se révèle à elle au gré de ses expériences. Sa grandmaa l’avait pourtant prévenue :
Et dans ses sensations et rêveries de jeunesse qu’elle a su préserver au creux d’elle-même, elle va à chaque fois trouver la force de refuser sa soumission :
Ce portrait, Zora Neale Hurston le dessine en laissant la place à ce parler populaire qui triture la langue littéraire et châtiée, frôle le phonétique, joue avec les images et les sons, et invente de nouveaux mots qui disent cette vie-là. Elle oscille entre la langue vernaculaire qu’elle a étudiée, pour les dialogues, et l’anglais littéraire qu’elle maîtrise en tant qu’écrivaine, pour le reste du récit. Métaphores et allitérations, mots combinés ou de trop, abréviations ou exagérations, on y découvre toute l’inventivité jouissive et la poésie d’un monde oral. Un monde où la joute verbale a sa fonction sociale, où le jeu de mots permet la dérision cachée, et la métaphore le message codé, où hommes et femmes doivent déjouer la surveillance et la menace du système violent et ségrégationniste qui pèse sur leur couleur.
Ce récit est considéré comme un des chefs-d’œuvre de la littérature américaine, écrit par la personnalité la plus atypique et controversée du mouvement de la Renaissance de Harlem de l’entre-deux guerres. C’est celui d’une libération, grâce à la progressive résurgence de la volonté intime de Janie et grâce à l’amour magnifique qu’elle tisse et partage avec Tea Cake, source d’ouverture et de lumière, rempart à toutes les douleurs. C’est l’histoire d’une femme qui se découvre forte et libre. C’est aussi l’affirmation d’une écrivaine et d’une culture noire à part entière.
Moi chuis née en esclavage y a un boutte et c’était pas pour moi d’accomplir mes rêves des choses qu’une femme elle doit être et faire […] Janie mais rien de tout ça que j’ai enduré sera jamais de trop si tant que tu te tiens toujours haute sur la terre comme j’ai rêvé […] Et je peux pas mourir en doucement si je pense que des hommes qu’y soyent blancs qu’y soyent noirs y vont peutête te traiter comme si t’étais leur godet à cracher.
Chère, l’homme blanc c’est lui le maître de toutes les choses ici-bas, aussi loin que j’en ai vu. Ça se peut qu’y a un endroit au milieu de l’océan où l’homme noir y commande, mais nous ici on sait rien que les choses qu’on voit. Fait que l’homme blanc y jette le fardeau à terre et y dit à l’homme nègue d’aller le ramasser. L’homme nègue y va le ramasser pasqu’y faut bien, mais y va pas le porter rien du tout. Y va refiler à ses femmes. La femme nègue c’est elle la mule du monde, pour tout ce que j’en ai vu. Et j’en dit des prières, pour que ça soye pas pareil pour toi.
Ah être un poirier - ou n’importe lequel de ces arbres en fleurs ! Sous les baisers des abeilles tandis qu’elles chantent le commencement du monde ! Janie avait seize ans. Un feuillage vernissé et des bourgeons tout près d’éclore et le désir de prendre à bras-le-corps la vie, mais la vie semblait se dérober. Où donc étaient-elles, ses abeilles chanteuses à elle ?
Les aventures de China Iron, Gabriela Cabezón Cámara, éditions de l’Ogre
Martin Fierro, héros d’un célèbre poème épique de la tradition littéraire argentine du XIXe siècle, est un gaucho de la pampa. Recruté par l’armée pour combattre les indigènes, il déserte et devient un hors-la-loi et rebelle. Dans son roman, Gabriela Cabezón Cámara a choisi de tordre la légende et de raconter non pas son histoire mais celle de sa femme, la China (nom donné aux femmes de gaucho), orpheline élevée par une Noire qui la maltraite, mariée à l’âge de 14 ans au brutal Martin Fierro, et mère de deux enfants dont elle ne sait s’occuper. Sa seule compagnie est le jeune chien qu’elle a adopté et qu’elle a nommé Estreya - étoile - éblouie par sa lumière joyeuse :
Les aventures de China Iron nous conte sa fuite et sa libération, sa rencontre charnelle avec Liz, anglaise en chemin pour rejoindre son mari colon, celle avec Kaukalitran, indienne-femme-poisson, et sa relation fraternelle avec Rosario, jeune gaucho solitaire. A bord d’une charrette, accompagnées d’Estreya et des vaches de Rosario, elles vont faire la route ensemble à travers la pampa, entre poussière et chimangos, sans trop savoir où elle les mène. Travestie en jeune garçon, rebaptisée China Joséphine Star Iron par Liz, elle découvre que la vie peut être agréable et candide. Dans les bras de Liz, elle apprend l’anglais, les baisers, la lecture et le dessin, les vêtements de laine douce, les draps parfumés ; elle goûte le ragoût, le thé et le whisky.
Durant leur voyage, puis au fortin-estancia Las Hortensias, China Iron savoure un monde luxueux, mais elle voit aussi les humeurs violentes, les insultes racistes, l’avidité d'un colonel colonialiste, la vie asservie et humiliée des Indiennes, celle de labeur des chinas et le traitement cruel des gauchos, dont le moindre faux-pas est puni dans le Camp des supplices. Arrivées parmi les Indiens, les deux femmes et leurs compagnons refondent d’amples familles.
Elles partagent une vie où les frontières entre rêve et réalité, entre hommes et femmes disparaissent, où l’on travaille un mois sur trois... Fuyant les colons et les guerres, tout ce monde prend à nouveau la route et invente un peuple nomade, se rendant invisible pour ne pas se soumettre, vivant d’île en île sur des maisons-bateaux, les wampo-rukas.
Comme Zora Neale Hurston, Gabriela Cabezón Cámara crée un monde par la force de la langue, des langues qu’elle mêle, l’anglais, l’espagnol, la guarani, loin de tout exotisme, mais plutôt pour rendre les réalités passées et à venir d’un monde hybride. Elle joue aussi avec les rythmes, déroulant parfois frénétiquement des phrases sans fin. Elle joue avec les sens, usant de tous les termes pour décrire les lumières, les matières, les corps. Elle nous fait sentir au plus fort la pluie sur la pampa, la brutalité des hommes et la langueur des baignades amoureuses. China Iron, narratrice de sa propre histoire, livre avec toute la naïveté de son étonnement, son immersion libératrice dans ces étendues naturelles. D’une écriture foisonnante et envolée, qui fait la part belle à l’amour autant qu’à une flore et une faune insoupçonnées, le texte nous plonge d’un même geste dans la cruauté de cette époque meurtrière de colonisation et dans l’excitation d’un futur utopique où tout semble possible. Gabriela Cabezón Cámara détourne avec humour et tendresse la légende de Martin Fierro pour en tirer un récit résolument moderne, queer et poétique.
Voici donc deux romans de libération féminine et féministe, jouant de l’histoire et des langues, deux romans saisissants d’amour, d’aventure et de violence, romans d’harmonie avec la nature et de libre jouissance, livrant les facettes les plus sombres et les plus lumineuses du monde et de nos vies. Deux romans dont il faut souligner les belles traductions de l’anglais et de l’espagnol, révélant des langages aussi savants que populaires, francs et chantants.
Il irradiait la joie d’être en vie, d’une lumière n’ayant pas encore souffert la triste opacité d’une pauvreté qui, j’en suis convaincue, était davantage un manque d’idées que de quoi que ce soit d’autre. […] En voyant le chiot j’ai immédiatement su ce que je souhaitais pour moi : quelque chose de radieux. […] J’ai vu le chien et depuis je n’ai fait que chercher cet éclat pour moi-même.
Je vivais avec une candeur semblable, même si je commençais à sentir une peur nouvelle : si auparavant j’avais vécu en craignant que la vie ne soit que ça, la Noire, Fierro, notre cabane, je craignais maintenant que s’achèvent ce voyage, cette charrette, l’odeur de lavande, la forme des premières lettres, la vaisselle en porcelaine, les chaussures à lacets et talons, et tous les mots en deux langues[…] Ce n’étaient pas que les shoes et leur leather : ç’a été aussi les draps et le coton ; mon jupon en silk qui venait de Chine, la vraie Chine avec les vraies Chinoises ; les pull-overs, la wool : tout formait une deuxième peau sur ma peau. Tout était doux et chaud et me caressait et je sentais de la joie à chacun de mes pas, chaque matin j’enfilais le jupon et le pull-over, je me sentais enfin complète, là, dans le monde, comme si jusqu’alors j’avais vécu toute nue, pire encore, comme si j’avais vécu écorchée. […] Ç’a été comme un amour fou pour mes vêtements, pour mon chien, pour mon amie, un amour comme une expansion, qui me faisait rire jusqu’à perdre haleine.
[…] et alors, lorsque j’ai pris Kaukalitran dans les bras, je me suis plongée encore plus dans cette forêt que s’est avérée être la Terre de l’intérieur […] Et j’ai su la volubilité de mon cœur, la quantité d’appétits que pouvait avoir mon corps : j’ai voulu être la mûre et la bouche qui mordait la mûre. Je n’ai pas eu à attendre très longtemps pour y parvenir. L’étreinte a été suivie de baisers, j’ai senti la langue de Kaukalitran qui se glissait pleine de salive dans ma bouche, elle avait goût de menthe poivrée, de patte de nandou, de puma, d’ombu, de fumée de marguerite douce, de roseau et de quelque chose d’amer que je n’ai pas su identifier. « Bienvenue à notre fête, ma chère garçonne anglaise », m’a-t-elle dit lorsqu’on a repris notre souffle.