Premier pas : vers féminin, vers masculin
Tout juste voit-on émerger, vers le milieu du XVIe siècle, les premières ratiocinations linguistiques genrées, et cela dans un lieu éminemment confidentiel : les traités de poétique française (genre d'ouvrage nouveau, inspiré par la redécouverte de traités antiques autant que par le développement de la poésie nationale).
Les théoriciens mettent en effet au point les notions de « rimes féminines » et de « rimes masculines », qui n'ont rien à voir avec le genre des mots placés en fin de vers, mais avec les connotations que la sonorité induit dans des esprits façonnés par le genre : les premières reposent sur des mots terminés par un e non accentué (visage, histoire, leste, évoque…), les secondes sur tous les autres mots (main, pieds, chantant, prions…). Le français ayant développé beaucoup de termes ou de formes verbales relevant du premier lot, et une grande partie des substantifs concernés relevant du genre féminin (parce que généralement issus de la première déclinaison latine, rosa, rosam), ces terminaisons sont ressenties comme plus « douces » que les autres, et assimilées aux femmes ; tandis que les sons « durs » sont assimilés aux hommes, le tout par métonymie avec les qualités que les intellectuels veulent voir attachées aux unes et aux autres. Du coup, on a nommé e féminin le e non accentué, et e masculin le e correspondant aux son é – qu'on se met parallèlement à doter d'un accent (tant il est vrai, sans doute, que l'homme se caractérise par un petit quelque chose en plus, qui monte quand il est dur).
pp. 17-18
Les enjeux actuels
Cette promenade au cœur de la Querelle des femmes sous son versant linguistique nous apprend plusieurs choses. La première, c'est la violence imposée à la langue française par ceux qui ont entrepris de la modifier pour qu'elle témoigne de la « plus grande noblesse du sexe masculin » et pour qu'elle la renforce. Aucune de leurs interventions en ce sens n'allait de soi, toutes se sont faites en dépit de la langue, de ses traditions, de ses logiques.
La seconde, c'est l'énergie qu'il leur a fallu déployer, pour des résultats somme toute assez maigres avant que des institutions ne reprennent en charge leurs désirs : école primaire, secondaire, enseignement supérieur, administration, banques, etc. Sans cette aide massive apportée par d'autres masculinistes confrontés à l'avancée de l'égalité (et cherchant, faute de pouvoir empêcher les femmes de marcher sur les plates-bandes des hommes, du moins à leur signifier qu'elles n'y étaient pas les bienvenues), sans cette aide massive, donc, ils n'y seraient pas arrivés.
La troisième, c'est l'ampleur des résistances qu'ils ont rencontrées, non tant par féminisme qu'en raison de l'incongruité des opérations imposées à un matériau qui ne s'y prêtait pas. En dépit de la sophistication des raisonnements déployés, les réformateurs n'ont jamais réussi à convaincre aucun locuteur, aucune locutrice française qu'appeler une femme président, ou directeur, ou conseiller, constituait un usage conforme à sa langue ; et ils n'y parviendront pas, quelle que soit la force que leur prêtent les institutions. Tant que ces bizarreries se maintiendront, il faudra longuement les justifier, avec des ratiocinations toujours plus ridicules.
La quatrième, c'est l'importance de cette entreprise de masculinisation de la langue. Trop longtemps, lorsque des féministes invitaient à investir aussi le terrain du langage, des femmes — généralement celles qui étaient parvenues à s'immiscer dans les bastions masculins — leur ont répondu « c'est sans importance ». Tous ces efforts pour quoi, alors ? Tous ces il ne faut pas, il faut ? Toutes ces imprécations ? Toutes ces moqueries ?
En réalité, la langue n'est qu'un terrain de plus où s'est menée la guerre du savoir : non le savoir gratuit, celui qui enrichit intimement la personne, mais le savoir comme clef du pouvoir — le seul que connaisse la clergie. Qu'on veuille bien réfléchir à cela, ne serait-ce qu'à cela : il pourrait y avoir des femmes magistrates, parlementaires, universitaires... depuis le XIIIe siècle. Il pourrait y avoir des ministres, des députées, depuis le XVIIIe. Or elles ne sont parvenues à ces postes, à ces fonctions, qu'au cours du XXe siècle — et l'on est encore loin du compte. En France, le parlement a continué d'être massivement peuplé d'hommes bien après l'ouverture de ses portes : de 1945 à 1997, leur proportion n'est jamais descendue en-dessous de 95,5 pour cent. Jusque dans les années 1970, 100 pour cent des rectorats et des universités ont été dirigés par des hommes, 100 pour cent d'hommes se sont partagé les postes du Collège de France et les sièges de l'Institut de France (les académies).
À l'évidence, aucun effort n'était à négliger pour réussir ce tour de force. Et aucun ne l'a été. À l'heure où les femmes commençaient à entrer dans la cour des grands avec leurs écrits, quoiqu'empêchées d'étudier et de parvenir aux métiers supérieurs, ceux qui voulaient cette manne pour eux ont estimé qu'il fallait batailler aussi sur le terrain du langage. Aujourd'hui que la plupart des empêchements légaux garantissant la suprématie masculine sont tombés, c'est sur ce terrain qu'ils continuent de ferrailler, comme si la domination du masculin sur le féminin en grammaire (prétendument sans rapport avec celle des hommes sur les femmes dans la société) constituait le dernier rempart derrière lequel ils pouvaient se protéger de l'égalité.
Il nous revient donc de démanteler cette entreprise — à l'égale des autres. Il y a déjà plusieurs décennies que des féministes et des linguistes de diverses nations se sont engagé·es dans cette voie, avec plus ou moins de succès. La France a longtemps traîné les pieds, tant ont été grandes les résistances des médias, des institutions, des administrations, pour ne rien dire de l'Académie française (toujours aux avant-postes du combat) 1 . Des avancées décisives ont toutefois marqué les dix dernières années. Plus encourageant, en effet, le dernier enseignement de cette promenade dans l'histoire de la langue française est que celle-ci nous offre tout ce qu'il faut (les solutions, l'assurance, la légitimité) pour annuler à peu près tous les remaniements opérés depuis quelques siècles afin que « le masculin l'emporte ».
pp. 101-104
non, le masculin ne l'emporte pas sur le féminin ! :
petite histoire des résistances de la langue française, éditions iXe
2014 et 2017 pour la nouvelle édition
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1. Voir Éliane VIENNOT (dir.), L'Académie contre la langue française. Le dossier "Féminisation".