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L’ARCHE DE BB, UNE ANTI-FICTION BIBLIQUE

Sylvia Plath

entre le 10 février et le 11 février 1963

la tête dans la cuisinière à gaz

calfeutrement de la chambre des enfants pour que le gaz n’y pénètre pas

Lætitia Penon

entre le 20 décembre 2010 et le 07 janvier 2011

le corps se jetant du pont dans une petite rivière

lettres aux mots multicolores laissées aux enfants

 

Il y a des vergers

dans les yeux des bébés

les enfants de la mort n’ont pas de terre pour elles

nées pour faire une guerre

à la propriété

avec leurs corps

en sucre de déluge

en chair de lionceau dans le jardin

nèfles

éclosent aux verres luisants

pas de terre

pas de terre et pourtant

d’immense coteaux de boue

argile à la pensée

dégueulis de la glaise

pas de terre

pas de terre

les enfants de la mort n’ont pas de terre pour elles

et pourtant elles sont fruits et les fruits

ne volent pas

ne naviguent pas

sauf pourris

ils flottent

ils dérivent

sauf dans les containers

ils traversent les mers

les enfants de la mort

les enfants de la mort

toutes pareilles et invraisemblablement différentes

voiles ouvertes au déluge

et coque débordante

d’invisibles fructose.

Sous terre. Je n’y suis jamais allée et je n’ai pas envie d’y aller. Pas aujourd’hui. Peut-être plus tard. Je crois que je préfère me rendre sous l’eau que me rendre sous la terre. Dans les grottes il fait froid et je n’aime pas le froid. Sous la terre je n’ai pas ma place. Je ne suis pas un cloporte, je ne suis pas une carotte, je ne suis pas une feuille morte. Dieu a dit : je fais venir le déluge, les eaux recouvriront la terre ; ainsi je détruirai, sous les cieux, tout être de chair animé d’un souffle de vie. Dieu a de grandes ambitions. Et quand on a de grandes ambitions, on fait de la fiction. Et la fiction, quand c’est trop grand, c’est dangereux. Qu’en est-il de l’apocalypse ?

Noé, qui est une lesbienne BB enfant-fruit de la mort sans terre à la chair de lionceau avait six cents ans quand eut lieu le déluge. Noé, c’est moi. La petite fille qui n’a jamais vu le corps de sa mère après la chute. J’en ai eu tant des rêves éveillés qui m’envoyaient en boucle des images de cadavres sur le devant du crâne. Comme une projection permanente. Ce qu’on a jamais vu, on s’applique à le deviner. Sans trop le faire exprès. C’est l’imagination qui décide. Elle prend les rênes et la réalité s’enfuit. Et ça, c’est parce que Dieu a oublié de dire qu’il n’y a pas de deuil sans humus. Dieu a oublié l’humus. La mort ne sera plus, et il n'y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur, a-t-il dit. Dieu dit n’importe quoi. Laetitia a sauté dans la rivière en 2010. Elle a choisi l’Ardèche du Nord, lieu de règne de splendides conifères. La rivière coule et je n’ai toujours pas compris. Cela fait 14 ans que je n’ai pas compris. Et quand la chute a eu lieu j’avais cet âge-là. Cet âge d’adolescente, à cheval entre deux animalités. C’était l’heure du déluge et Dieu a dit à Noé qui est une lesbienne BB enfant-fruit de la mort sans terre à la chair de lionceau : « Fais-toi une arche en bois de cyprès. Tu la diviseras en cellules et tu l’enduiras de bitume à l’intérieur et à l’extérieur. » Noé c’est moi. Je suis lesbienne BB enfant-fruit de la mort sans terre. Dans mon arche, le loup habite avec l’agneau, le léopard se couche près du chevreau, le veau et le lionceau sont nourris ensemble ; la vache et l’ourse ont la même pâture ; le lion, comme le boeuf, mange du fourrage et tout est contre nature.

 

Lætitia n’est pas sous la terre. Pour moi, Lætitia est encore dans la rivière. C’est à cause de l’image. Celle que je me suis faite de la mort dans un monde où les corps n’ont pas le droit d’humus. Les cimetières ça ne suffit pas. Ça n’engendre que des fantômes et les myosotis sont factices. Lætitia est illégale parce que du haut du pont, elle s’est jetée dans l’eau. Sans Dieu ni politique. Elle a rendu son corps. Elle a rendu son souffle. Et sûrement, avant de sauter, elle a dit : merci. Noé, c’est moi. J’attendis encore sept jours, et lâchai de nouveau la colombe hors de l’arche. Vers le soir, la colombe revint, et voici qu’il y avait dans son bec un rameau d’olivier tout frais ! Je compris ainsi que les eaux avaient baissé sur la terre. Si j’avais vu le corps peut-être n’aurais-je pas survécu. Mais le fait de ne pas l’avoir vu a fait de cette histoire un songe. C’est l’expérience de la mort qui me fit passer de l’enfance à l’âge adulte. Un passage contre un passage. Mais, je ne suis pas passée à l’âge adulte et je n’ai pas quitté l’enfance. Dieu dit n’importe quoi. Passer de l’autre côté, ce n’est pas rejoindre le ciel mais plutôt rejoindre les fleurs et pas celles des cimetières. Les fleurs qu’on trouve partout, celles qu’on croise tous les jours, celles qui sont proches de nous. Les pissenlits racontent qu’il n’y pas de distance entre nous et nos morts.

 

Lætitia depuis ta chute, je suis Noé lesbienne BB enfant-fruit de la mort sans terre à la chair de lionceau et je n’écoute plus ni les ordres de Dieu ni ceux du Capital. Au bout de cent cinquante jours, les eaux avaient baissé et, le dix-septième jour du septième mois, l’arche se posa sur les monts d’Ararat. Je pose le pied à terre et je me rappelle que tu aimais l’eau. Je me rappelle que Lætitia aimait la mer.

2024, revue Akanta n°3

 

 

des fleuves t’habitent les vertèbres

tu écoutes les coquelicots

 

silence

 

que dire d’un mot

qui contient autant de sang

dans les champs

 

tu navigues sur ton bateau

de voiles pourpres et de globules

 

comment exister

entre le goût des fraises

et le battement des veines ?

p.18

J’écris souvent que je suis mort·e mais je suis vivant·e. Quand j’écris passiflore et borderline, je suis mort·e, mais je suis vivant·e. La mort est faite d’un grand panel de teintes. Ce n’est pas facile à raconter. C’est une histoire qui n’arrête pas de bouger. Elle frétille. Elle s’écroule. Elle change tout le temps de forme. C’est assez mystérieux. La situation du monde s’est emmêlée à mes intimités et cet emmêlement m’a fait comprendre quelque chose : la mort n’est pas aussi fatale que ce que je croyais. Si j’écris maintenant, c’est pour donner la main à celle·ux qui ont rencontré la mort à l’heure de l’enfance. Je ne parle pas que des morts humaines. Je parle de toutes les morts. Je m’adresse à celle·ux qui voudraient devenir magicien·ne·s ou bien qui le sont déjà, qui le sont devenu·es à force de douleurs. Celle·ux qui se sont construit·es comme des échafaudages et des cabanes de brindilles. Rien n’est plus vivant que la fragilité. Ni propreté, ni politesse, ni perfection, j’écris depuis les dé- combres et les ravins parce que j’aimerais donner à boire à l’enfant que j’ai été, aux enfants que nous étions, les regarder agir et penser, de la sève plein les tempes.

p.34

 

el s’est jeté·e par la fenêtre qui

donne sur le jardin en friche

 

dans la petite flaque de boue

 

reflet d’essence

arc-en-ciel de cuivre

ruisseau de rouille qui

brille

 

dans la petite flaque de boue

 

son cul apparaît à demi

immergé comme quand

les yeux remplis de larme on regarde la lune

 

son cul d’où pousse une

jonquille plus jaune que jaune

seulement

 

quelques étoiles de boue

 

de-ci de-là je l’embrasse

el est immortel|e

 

c’est ma·on amour

p.104

 

Orée Li, Primevères fantômes, éditions des Lisières, 2025

L'ouvrage a été rédigé en BBB Baskervvol pour les glyphes

inclusifs réalisé par la typothèque Bye Bye Binary

Processus Borrago

Voilà des mois que je m’exerce à la tornade

d’altérité. J’ai compris que le cerveau, c’est

autre chose,  une gigantesque  friche emplie  de

ces  insectes  qui me butinent  le  réseau quand

je dors. Le cerveau empli du coton des tis-serandes  que  l’enfance  a  dressé.  Le  cerveau

dans lequel de fragiles bouquets fabriquent

de  vastes  constellations  de  petites fleurs d’un

bleu céleste, couleur de certaines  pensées.

Cinq  sépales  dans la bouche.  J’ai compris

par le jus  la fraternité des espèces.  J’ai bu

les  jus  des  racines  jusqu’à  transformation de

ma  structure.  Jusqu’à  ce  que  ça marche. J’ai

muté par ingurgitation. Et par amour.  Et le

phénomène  a  recommencé. Piqûres après

piqûres.  Éclatement  des  muqueuses.  J’ai

recommencé  à  passer  du  temps dans les

corps  des  autres,  dans les molécules  des

habitant·es  des  coteaux,   j’apprends  une

nouvelle tessiture respiratoire.

n.p.

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