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Manifeste Xénoféministe - extraits -

 

ZERO

 

Notre monde est pris de
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Un monde où la méditation technologique est omniprésente, qui introduit dans nos vies quotidiennes un entrelacs d’abstraction, de virtualité et de complexité. XF façonne un féminisme adapté à ces réalités : un féminisme stratégique d’une ampleur et d’une portée inédites, qui prépare un avenir où la mise en œuvre de la justice de genre et de l’émancipation féministe contribuera à une politique universaliste basée sur les besoins de chaque être humain, sans considération de race, de capacité, de statut économique ou de situation géographique. En finir avec la répétition sans avenir de l’abrutissante routine du capital, avec la soumission à la pénible corvée du travail productif ou reproductif, et avec la réification de l’acquis et de l’existant déguisée en critique. Notre avenir exige un travail de dépétrification. XF n’est pas un appel à la révolution, mais pari sur le long terme de l’histoire, qui demande imagination, habileté et persévérance.
 


 

XF s’empare de l’aliénation comme d’un levier pour générer  de nouveaux mondes. Nous sommes tous·tes aliéné·es – mais en n’a-t-il jamais été autrement ? C’est à travers cette condition d’aliéné·es et non malgré elle, que nous pouvons nous libérer du bourbier de l’immédiateté. La liberté n’est pas un état de fait – et elle ne peut en aucun cas cas être obtenue grâce à quoi que ce soit de « naturel ». Pour instaurer la liberté, il ne faut pas moins, mais d’avantage d’aliénation. L’aliénation est le travail permettant la liberté. Rien ne devrait être comme figé, permanent ou « établi » – ni les conditions matérielles ni les formes sociales. XF mute, navigue et explore chaque horizon. Quiconque a déjà été jugé·e « contre nature » au regard des normes biologiques dominantes, quiconque a déjà subi des injustices perpétrées au nom de l’ordre naturel, comprendra que la glorification de « la nature » n’a rien à nous offrir – les queers et les trans parmi nous, les personnes différemment valides, ainsi que celleux qui ont subi des discriminations liées à la grossesse ou des obligations relatives à l’éducation des enfants. XF est farouchement antinaturaliste. Le naturalisme essentialiste empeste la théologie – mieux est de l’exorciser au plus vite.
 


 

Pourquoi y a-t-il si peu d’efforts explicites et concertés qui soient faits pour redéfinir et réorienter les technologies dans une perspective politique progressiste concernant les enjeux du genre ? XF cherche à utiliser les technologies existantes de manière stratégique en vue de réagencer le monde. Ces outils sont porteurs de risques réels qui doivent être pris au sérieux. Ils sont propices aux déséquilibres, au mauvais traitement et à l’exploitation des plus faibles. Plutôt que de prétendre au risque zéro, XF préconise la nécessaire mise en place d’interfaces techno-politiques sensibles à ces risques. La technologie n’est pas, en elle-même,  progressiste. Ses usages fusionnent avec la culture dans un cycle de rétroaction positive qui rend impossible  tout séquencement linéaire, toute prévision, ou toute prudence absolue. L’innovation technoscientifique doit s’assortir d’une pensée politique et théorique collective, au sein de laquelle les femmes, les queers et celleux qui ne se conforment pas aux normes de genre joueront un rôle sans précédent.



 

 

Le véritable potentiel émancipateur de la technologie demeure inexploité. Sa croissance rapide alimentée par le marché, est contrecarrée par saturation, tandis que l’innovation chic est  concédée aux acheteur·euses qui peuvent ainsi agrémenter leur monde moribond. Au-delà de la pagaille bruyante des mauvaises lignes de code marchandisées, la tâche ultime consiste à concevoir des technologies aptes à lutter contre les inégalités d’accès aux outils de reproduction et pharmacologiques contre les catastrophes environnementales, ainsi que contre les dangereuses formes de travail sous-payé et non payé. Les domaines dans lesquels nos technologies sont conçues, fabriquées et soumises à  législation sont encore caractérisés par les inégalités de genre, tandis que les travailleuses de l’industrie électronique (pour ne citer que celles-ci) accomplissent certaines tâches parmi les plus ma payées, monotones et harassantes qui soient. Une telle injustice ne peut être corrigée que d’un point de vu structurel, machinique et idéologique.

 


 

Le xénoféminisme est un rationalisme. Prétendre que la raison ou la rationalité est « par nature » une entreprise patriarcale revient à s’avouer vaincu·es. Certes la version canonique de « l’histoire de la pensée » est bien dominée par les hommes,  et ce sont effectivement des mains d’hommes qui enserrent actuellement la gorge des institutions de la science et de la technologie. Mais c’est précisément la raison pour laquelle le féminisme doit être un rationalisme – à cause de cet affreux déséquilibre, et non malgré lui. Il n’y a pas d’avantage de rationalité « féminine » que de rationalié « masculine ».
La science n’est pas une expression du genre, mais une suspension de celui-ci. Si elle est aujourd’hui dominée par les égos masculins, c’est qu’elle est également incohérente avec elle-même – et cette contradiction peut être exploitée à notre avantage. La raison, tout comme l’information, aspire à la liberté. Et le patriarcat ne peut pas lui offrir. Le rationalisme doit lui-même être un féminisme. XF dessine l’endroit où ces revendications s’entrecroisent et peuvent être reconnues comme interdépendantes. XF désigne la raison comme un moteur d’émancipation féministe, et proclame le droit de chacun·e à parler sans incarner personne en particulier.

pp. 13-21

 

 

 

 

 

PORTER

Le potentiel de la première culture textuelle de l’internet – résister aux régimes de genres répressifs, générer une solidarité parmi les groupes marginalisés, et créer de nouveaux espaces d’expérimentation qui furent à l’origine du cyberféminisme des années 1990 -  s’est nettement réduit au XXIè siècle. La prédominance du visuel dans les interfaces en ligne a réinstauré des modes familiers de flicage identitaire, de relations de pouvoir et de normes de genre dans la représentation de soi.
Mais cela ne signifie pas que les sensibilités cyberféministes appartiennent au passé. Démêler les possibilités oppresives latentes du web d’aujourd’hui requiert un féminisme sensible au retour insidieux des anciennes structures de pouvoir, qui serait également assez malin pour savoir comment exploiter le potentiel ainsi offert.
Les technologies numériques sont inséparables des réalités matérielles qui les sous-tendent ; elles sont articulées entre elles de telle manière que les unes peuvent être utilisées pour modifier les autres selon différents objectifs. Plutôt que de défendre la primauté du virtuel sur le matériel, ou du matériel sur le virtuel, le xénoféminisme repère leurs points de puissance et d’impuissance afin de d’employer cette connaissance pour intervenir de manière efficace sur notre réalité conjointe.

 


 

Intervenir sur des hégémonies plus manifestement matérielles est tout aussi décisif que d’intervenir sur des hégémonies numériques et culturelles. Les changements apportés à l’environnement bâti sont porteurs de possibilités les plus significatives pour la reconfiguration des horizons des femmes et des queers. En tant qu’incarnation de constellations idéologiques, la production de l’espace et les décisions que nous prenons quant à son organisation constituent finalement à la fois les articulations d’un « nous », et réciproquement la manière dont ce « nous » peut être articulé. Parce qu’elles ont le pouvoir de forclore, de restreindre ou au contraire d’ouvrir les conditions sociales de l’avenir, les xénoféministes doivent se familiariser avec le langage de l’architecture qui est aussi le vocabulaire d’une chorégraphie collective – une écriture concertée de l’espace.

 


 

De la rue au foyer, l’espace domestique ne doit pas non plus se dérober à nos tentacules. Ses racines sont si profondes qu’on l’a décrété impossible à desceller. Ainsi, le foyer comme norme a été confondu avec le foyer comme fait, et même comme fait accompli impossible à  refaçonner. Le « réalisme domestique » abrutissant n’a pas sa place dans notre horizon. Laissez-nous jeter notre dévolu sur des foyers augmentés de laboratoires collectifs, de médias communautaires et d’équipements techniques. Le foyer est prêt pour une transformation spatiale, dimension inhérente à tout projet d’avenir féministe. Mais cela ne peut s’arrêter au portail du jardin. Nous percevons trop bien qu’actuellement, réinventer la structure familiale et de la vie domestique n’est possible qu’au prix d’un retrait de la sphère économique – l’alternative de la communauté – ou d’une prise en charge décuplée du fardeau qu’elles constituent – l’alternative du parent unique. Si nous voulons rompre avec l’inertie qui maintient en place la figure moribonde de la famille nucléaire qui a consciencieusement travailler à isoler les femmes de la sphère publique et les hommes de la vie de leurs enfants tout en pénalisant celleux qui s’en écartent, nous devons refondre l’infrastructure matérielle et briser les cycles économiques qui la maintiennent fermement en place. La tâche qui nous attend est double, et notre vision nécessairement stéréoscopique : nous devons concevoir une économie qui affranchit le travail reproductif et la vie de famille, tout en construisant des modèles de familialité dégagés de la corvée abrutissante du travail salarié.


 

 

Du foyer au corps, il est urgent d’articuler une politique proactive de l’intervention biotechnique et hormonale. Les hormones piratent les systèmes de genre et possèdent une portée politique qui s’étend au-delà du calibrage esthétique des corps individuels. Pensée de manière structurelle, la distribution des hormones – à qui/quoi cette distribution donne la priorité, et qui/que pathologise-t-elle – est d’une importance capitale. La montée en puissance de l’internet et l’hydre des pharmacies clandestines qu’elle a déchaînée – assortie d’archives de connaissances endocrinologiques en accès libre – a joué un rôle clé en arrachant le contrôle de l’économie hormonale des mains des institutions « obstructionnistes » qui cherchaient à écarter les menaces pesant sur les distributions établies du sexuel. Mais troquer le règne des bureaucrates contre celui du marché ne constitue pas une victoire en soi. Il nous faut viser beaucoup plus haut. Nous voulons savoir si l’idiome du « piratage de genre » peut se déployer dans une stratégie à long terme, une stratégie qui organiserait pour le wetware ce que la culture hacker a déjà accompli pour le software – la construction d’un univers entier de plateformes libres et open source,  qui de l’avis et de l’expérience de beaucoup d’entre nous, serait ce qui se rapprocherait le plus d’un communisme applicable. Sans risquer des vies de manière inconsidérée, comment pouvons-nous faire tenir ensemble les promesses embryonnaires portées par l’impression pharmaceutique 3D ( « Reactionware » ), les cliniques populaires d’avortement télémédical, les forums des hacktivistes du genre et de THS-DIY, etc., en vue de construire une plateforme de médecine gratuite et open source ?
 


 

Du global au local, du cloud à nos corps, le xénoféminisme revendique la responsabilité de construire de nouvelles institutions de proportions technomatérialistes hégémoniques. À l’instar des ingénieur·es qui doivent tout autant concevoir la structure d’ensemble que les éléments moléculaires qui la constituent, XF insiste sur l’importance de la sphère mésopolitique pour lutter à la fois contre l’efficacité limitée des actions locales, de la création de zones autonomes et de l’horizontalisme absolu, ainsi que contre toute tentative d’imposer par le haut ou de manière  transcendante des valeurs et des normes. L’arène mésopolitique des ambitions universalistes du xénoféminisme se comprend comme un réseau mobile et intriqué de lignes de transit entre ces polarités. En tant que pragmatistes, nous appelons à la contamination comme moteur de mutation entre de telles frontières.

pp. 61-69

 

Laboria CuboniksManifeste Xénoféministe

éditions entremonde, 2019

Traduit de l'anglais par Marie-Mathilde Burdeau

et Noémie Grunenwald

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