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MANIFESTE DE LA LANGUE BÂTARDE

 

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La langue bâtarde est le fruit névrosé

de l’accouplement d’une langue littéraire ténue

avec un langage de rue, un argot rural, une langue

de trottoir, un dialogue vide de repas de famille.

 

Elle est vulgaire dans le sens où elle ne se soucie

pas de sa réception, elle est.

 

Elle parle trop fort, elle ne s’arrime pas là

où il faut, elle se contrefout des règles.

Elle s’invente au fur et à mesure qu’elle raconte.

 

Elle râpe.

Elle écorche.

Sa poésie naît du trouble, du mélange, du choc.

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Elle met en lumière les dysfonctionnements

sociétaux d’une langue normée, autoritaire,

institutionnelle.

Elle est le diable.

Elle est incorrecte.

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Elle n’est pas là pour plaire aux hommes,

à la bonne société, aux bien éduqués, aux lettres

françaises, à la rentrée littéraire.

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Elle est libre de ce à quoi elle ne correspond pas.

Elle a fui le vieux monde.

Elle habite vos ruines.

Elle est fragile, discontinue.

Elle vit dans des appartements mal chauffés.

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Elle n’a pas peur d’être dramatique, dramaqueen,

lyrique dans ses larmes, élégiaque à l’amoure,

saphique, mielleuse, ouvertement érotique,

pornographique et gênante.

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Elle n’a pas de trame narrative directe - évidente -

elle raconte brutalement ce qu’elle traverse.

Elle colle aux réels, elle a les mains moites.

Elle dérange par sa franchise et son manque

de politesse.

Elle n’est pas là pour être gentille.

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Elle n’est pas conciliante.

Elle est transpédégouine.

Elle est une voix minoritaire.

Elle est grandiloquente.

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De là d’où elle vient, elle ouvre sa gueule.

Elle a conscience des trajectoires.

Elle sait toujours d’où elle parle.

Elle dénonce son patron, elle est contre le salariat,

elle est anticapitaliste.

 

Elle boit trop - elle féminise tout.

Elle aime s’entourer d’autres bâtardes.

Elle mouille sa culotte, elle trempe la tienne.

Elle bouffe à tous les râteliers.

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Elle est féministe et la ramène

dès qu’il y a du grabuge.

Elle est chiante et trouble-fête.

Elle fait chier.

Elle ne mange pas de viande.

Elle trouble le système bien huilé hétéro

patriarche, elle pisse sur vos pompes,

elle t’emmerde.

Elle aime le cul, sale et direct.

Elle ne fait pas de concessions.

 

Elle expérimente.

Elle fanzine.

Elle répond à son urgence.

Elle ne demande pas la permission.

Elle est sans précaution, sans filet,

sans papa maman derrière.

Elle a un peu trop conscience des classes.

Elle est spiritueuse, précaire, instable,

dépendante affective.

 

Elle est exigeante, intense, en boucle, anxieuse.

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Elle est belle parce qu’elle est vraie, simple,

directe, touchante, mal agencée.

Elle pleure facilement, elle rit aux larmes,

elle est psychée.

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Elle utilise le plagiat.

Elle se serre.

Elle détourne.

Elle pille.

Elle suce.

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Elle a un problème avec la drogue.

Elle n’en a jamais assez.

Elle en veut toujours plus.

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pp. 66-68

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Gorge Bataille, Fiévreuse plébéienne

éditions du commun, 2022

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