Tribune libre
LE PLURIEL EQUITABLE
Ce travail de rénovation que j’ai porté, venant de la poésie, n’a pas essaimé comme il aurait dû malgré le relais de quelques un/es qui ont trouvé ça innovant et utile, du jamais-vu en poésie. La poésie est rarement consultée et ce qu’elle crée dans son petit laboratoire ne sort pas de là. Tout ceci restera pure poétique. Au fond, cela avait-il vraiment vocation à essaimer ? C’était plutôt un besoin de réparation personnelle, il me fallait dénoncer certaines injustices et tenter par des faits d’écriture de nouveaux agencements, de nouvelles formes. En trois livres clés sur le sujet (ma Trilogie féministe, dite de diane), c’était réglé.
Lors du surgissement médiatique de l’écriture inclusive, de tout ce foin autour, je me suis sentie flouée. Mais j’avais fait mon boulot de poète qui est d’inventer lorsqu’il y a manque et de retourner la langue lorsqu’il y a vice ; ce qui arrivait, nécessité par le contexte et bienvenu, ne faisait que rejoindre avec retard mes propres expérimentations.
Au-delà de cette recherche éperdue d’équité linguistique – et donc sociale – on pouvait déjà sentir dans Le Corps saisonnier, puis dans La Nue-bête, ce vent de liberté féministe dans la façon que j’avais d’investir la solitude et le calme de la nature en tant que corps féminin, hors de l’homme et de la société. Hors d’atteinte, de façon dianesque, pour mon propre usage.
Qui mieux en littérature que la poésie pour incarner la liberté ?
A propos du terme écriture inclusive breveté par Raphaël Haddad en 2016 – ce qui ne change rien à toutes les pratiques discursives, réfléchies et tentées bien avant par les féministes (qu’il l’ait breveté, je veux dire) : plutôt qu’inclusive, je préfère dire quant à moi écriture explicite puisqu’elle sort le féminin de l’implicite où il était maintenu jusque-là ; seul le contexte permettait de déceler le féminin sous le masculin.
J’ai toujours pensé le féminin non pas comme exclu, mais comme caché, caché à la vue, à la langue elle-même – voire écrasé, fondu dans le grand tout masculin. L’en sortir a été tout l’enjeu de la Trilogie de diane.
Un premier essai de pluriel équitable est tenté avec le Roman de diane en 2007 (en germe dès 2001) : Que tous et toutes en soient ici vivement remerciées qui deviendra remercié/es par la suite. J’optais pour enfante, sur le modèle d’éléphant / éléphante, à la même période.
Manifeste de La Femme lit
En 2004, je commençais d’écrire le volet 1 de la Trilogie de diane, La Femme lit, trilogie féministe qui, à travers la figure mythologique hautement libertaire et sauvage d’Artémis-Diane – toute première éco-féministe –, avait pour projet de renverser la suprématie du masculin dans la langue, d’outrer le principe, de dénoncer l’arbitraire du signe. J’ai appelé grammatisation ce processus de renversement radical et systématique.
si les deux groupes nominaux sont de genres différents, l’adjectif attribut se met au féminin pluriel. même chose concernant l’accord du participe passé
employé comme adjectif
les pronoms possessifs démonstratifs COD COI s’adaptent
certains noms puissants être / sexe / corps / désir, s’ils sont d’une femme ont leur adjectif au féminin. le reste de la construction suit le cas échéant
en découlent soi et on féminines au sens large
qui ne représentent plus seulement la locutrice elle-même, mais la locutrice et le groupe auquel elle appartient et au-delà
une sororité apparaît tout à coup dans la langue
substitution du sujet grammatical d’usage ; à ce poste cependant elle non moins arbitraire
elle neige / elle y a / elle faut que j’aille troublante inhabituelle
***
l’usage a érodé il (neutralisation). elle résolument sexuelle on dirait
nous / vous / ils le masculin pluriel a submergé.
elles s’aiment encore pourtant. comment signifier que elles comprend il alors qu’on subodore la présence de elle dans ils
rien ne prouve qu’elle s’agisse d’une femme et d’un homme – le contexte bien sûr.
et la coutume
la la prenant avec violence. telle chose à cette femme
au fait, l ’exquis d’ambivalence
elle y a nécessité à ce que j’existe visiblement à l’intérieur du texte, à m’emparer à mon tour de ma langue
***
je tâche de récupérer ce qui a sombré dans le grand tout masculin ; renflouer serait assez juste
mais l’occasion est rare et fabriquer des situations, outrer le principe ne m’intéresse pas
la langue telle que conçue des hommes se défend avec subtilité – les liens subtils – souvent l’opération s’avère impossible
à cause du démaillage entraînant (débandade de la langue
sur la tombe des miennes / hommage aux miennes mortes (aïeux aïeules)
j’en userai dans un roman jusqu’à l’accoutumance, jusqu’à ce que la lectrice (terme générique) s’accoutume
à ce stade les parenthèses ne seront plus nécessaires à la compréhension
à coup sûr intraduisible
Extraits des Notes in Les Epines rouges
25. Ials [jal] pour eux, dérive de eals [eal] (in Féerie, Pour réparer). A l’usage ials est plus souple. Al / als / ials (à la place du neutre il / à la place de ils / à la place de eux).
26. Als [al] pour il et elle (revu quant à la prononciation, in Féerie), pluriel équitable fondé à partir du neutre al (première occurrence dans Caudal). Ce pronom désigne plus largement l’écriture inclusive elle-même, et de manière plus juste. A propos : Al / als en dit plus long que iel / iels. Fusionner il et elle (en 2007 au moment de l’écriture du Roman de diane, j’avais bricolé un hybride ellil et ellui pour eux, comme base de travail), n’est pas pareil que d’inventer un vrai neutre et ne répond pas à la question linguistique de la transidentité. Neutraliser le genre au pluriel (quand cela s’impose, quand le masculin menace de tout recouvrir) permet la coexistence dans la langue non seulement du féminin / masculin, mais aussi du transgenre. Al poète est le fin du fin de la fluidité queer. Pour ce qui est du neutre il, dont j’ai interrogé l’arbitraire dans La Femme lit m’essayant à des substitutions : elle à la place de il, pour voir, pour me déshabituer, et bien elle, son usage est trop sexué. En revanche al convient.
al fut un temps est une réponse
motivée par rapport à la question de la prééminence du genre
In Caudal
entre ials c’est la force des aimants
als jouissent dans leurs mains dans leur bouche
se retrempent au cœur de leur vieille amour
In Féerie, Le lai de Vibrisse
Lui / le
Pour le pronom personnel lui (COI), toujours au masculin, j’ai proposé de le remplacer par la lorsque qu’il se réfère à un nom féminin comme dans :
on la la arrache. elle n’y a pas d’objet à chercher
en dehors d’elle, pas de contexte elle est son propre objet qu’on saisit
à elle-même
In La Femme lit
elle a les yeux salés par la mer, je les la lèche – je le fais, l’écriture le fait, lécher Nina aux yeux pour adoucir le sel
: perd sa neutralité si j’aggrave : je la fais, l’écriture la fait, lécher Nina aux yeux pour adoucir
crire pour écrire. crire fut d’abord. à l’origine de son expérience linguistique
In Caudal
La barre oblique
Et j’emploie le pluriel équitable avec la barre oblique. La barre souligne mieux, je trouve, l’équivalence absolue masculin / féminin :
Als sont émerveillé/es.
Comment s’en tirer à l’oral ? En forçant la diction à la manière des tragédiennes classiques : Al[s] sont émerveillé/es. De sorte qu’on entende bien là aussi la présence du féminin. La poésie peut outrer le principe, elle fait ce qu’elle veut.
L’accord de proximité est parfait par ailleurs : Des hommes et des femmes intelligentes, et lorsqu’il y a un homme et deux femmes dans une pièce, je dis elles (als, si je suis en veine de courtoisie !).
un couple sur la plage à ma hauteur l’homme
gesticule il parle fort il parait hors de lui à cause de ce que la femme lui a fait (semble-t-al) elle reste calme
continue de maintenir entre ials la même distance
malgré tout j’ai peur
qu’il la frappe je les surveille à un moment je me dresse
pour que la femme sache que je suis là (ou l’homme)
que je n’hésiterais pas
als se toisent als s’arrêtent pour le faire la mer
n’existe pas je n’existe pas
la femme prend sur elle les griefs sûrement qu’als sont parti/es marcher pour évacuer cette tension
et qu’elle compte sur le grand air ça a toujours fonctionné et là non je chuchote à l’homme prends-la dans tes bras abruti et c’est ce qu’il fait du moins il s’approche et ce n’est pas pour frapper
de loin ça donne deux corps qui se touchent
In Les Epines rouges, Mes Cahiers de Malte
Que penser du terme « poétesse » ?
Il a ce côté « girly ». C’est à cause du -esse, triomphe de la féminité comme dans enchanteresse, prêtresse, princesse. Dans notre culture, dans notre langue il y a toujours un préexistant, un modèle de base à partir de quoi décliner, et il est masculin. Poétesse est trop connoté, trop surjoué pour moi, il renvoie à l’ultra féminin et au dilettantisme, or la poète est avant tout… poète. Il apparaît néanmoins que Poétesse soit largement utilisé et revendiqué aujourd’hui. Son sort est en train d’évoluer.
La poète, l’auteure, l’autrice, l’écrivaine (là, de toute façon, c’est vanité à la fin pour les deux sexes), la peintre, la musicienne, la plasticienne… Il est important de différencier pour faire exister l’autre dans la langue. D’accord pour créer le mot s’il n’existe pas, ou s’il a disparu (autrice)
avant je trouvais mon droit-fil et déchirais
le droit-fil au départ de toutes les déchirures
dans ils avaient pris à travers champ même le chien
l’emporte sur la femme ensemble à se promener
les enseignes, ajouté-je in petto : Pâtissière / Bouchère
l’Entreprise mère et fille / père et fille
***
vainement. mue. poussée. par pur désir
qui trouble qui remonte
mes petites oreilles pivotent
la femelle-mère à elle-soi : le choix du couvert, les bois
plutôt que la prairie
faut-elle qu’elles se cachent
– politique livre lui diane
Trois extraits d’entretiens
1/ Entretien Mediapart avec Patrice Beray, en 2019
Patrice Beray : Cette conscience inclusive des éléments naturels et des êtres, que l’on pourrait dire dans la lignée du prophète homme-femme Tirésias, est elle-même sous-tendue par une réflexion sur la féminisation de la langue.
C’est tout le sens de votre trilogie sur le « mythe de diane » (sans capitale initiale, je crois bien) – La Femme lit, Le Roman de diane, Caudal –, élaborée depuis plus d’une décennie déjà. Dans Caudal par exemple, dans un poème donc, vous qualifiez « cet essai sur le genre » comme une « geste », « un « retournement » » sur la langue afin « que le féminin recouvre, visible et légitime dans la langue l’usage de ses rennes, son troupeau. / pour qu’à tout le moins ma langue soit sauve ».
Sophie Loizeau : Ma petite diane est le fruit de la grande déesse Diane, elle est vous et moi j’allais dire… une femme qui tâche de rester libre, de vivre selon ses propres principes de liberté. Un peu en marge mais pas trop. J’ai commencé à m’interroger sur le besoin de féminiser la langue française. Toute seule, dans mon coin, j’ai eu l’idée de lier, de combiner entre elles les terminaisons du masculin et du féminin, qu’elles apparaissent sur le même plan, comme une sorte de cubisme verbal. J’ai essayé plusieurs formes : le point, le tiret, la barre oblique. Et cette dernière m’a paru convenir parfaitement à ce que je voulais montrer : une équivalence.
PB : Ne faut-il pas alors parler d’un « langage inclusif », sans qu’il soit nécessaire pour ce faire d’introduire du code écrit dans la langue, avec cette pratique du « point médian ». Ce langage inclusif a bien des manières de s’éployer – des accords de proximité, de majorité… passant par l’usage des déterminatifs « la », « une » pour re-qualifier le genre grammatical d’un mot, entre autres exemples – et rendre effective cette féminisation désirée, nécessaire de la langue, selon vous.
SL : D’accord avec l’idée de langage inclusif. Ce qui n’exclut pas la pratique de la barre oblique… quand c’est possible, car, à l’oral ça se corse. Mais en poésie, il est nécessaire de la poser, de faire voir cette équivalence des genres. Dans l’art écrit en général. Ce qui avait déclenché ma prise de conscience, et donc, l’écriture de La Femme lit (premier volet de la trilogie de diane), et que je trouvais injuste, c’était la prépondérance du masculin sur le féminin. Alors, j’ai essayé de renverser tout ça, de provoquer cette règle issue du XVIIème (elle remplaçait celle de l’accord de proximité, qui était logique, c’était donc bien politique !) On est dans le symbolique, tout est important. On doit faire attention.
2/ Entretien avec Jan Baetens in PLACE 2 en 2020
Jan Baetens : Tes premiers recueils (dont La Nue-bête, 2004, Prix Georges Perros, et Environs du bouc, 2005, Prix Yvan Goll) se sont fait remarquer par leur thématique inhabituelle, je veux dire hélas trop peu représentée dans le paysage poétique français : la sensualité, celle de la chair, du sexe, de la nature, de la nourriture, de la présence matérielle du monde. Depuis, cette orientation a pris de nouvelles formes, notamment sous l’influence de manières d’écrire plus expérimentales. Comment vois-tu l’articulation de cette sensualité et de la dimension forcément plus cérébrale de la recherche formelle ?
Sophie Loizeau : Dix ans séparent La Femme lit et Les Loups pourtant il me semble qu’il y a là une correspondance de l’un à l’autre. Les Loups ont pris un tour plus universel, la femme persécutée est devenu le monde, a étendu sa détresse aux animaux, aux arbres, à la nature toute entière. C’est la petite diane devenue Diane, la grande déesse enfin. Pour ce qui est de l’audace formelle, La Femme lit est le premier de la trilogie, elle a envie de tout foutre en l’air, le masculin dans la langue tout ça, elle est très en colère. La sexualité y est puissante. La langue y subit déjà pas mal de métamorphoses mais garde son épaisseur (son rapport au réel). Plus que féministe, c’est un livre Femen. En s’aventurant encore plus loin sur le plan formel Caudal (dernier volet de la série) perd sans doute en érotisme. Obnubilée par la langue, par ses capacités, j’y interviens de façon quasi chirurgicale. Pas sensuel, Caudal, mais pas totalement abstrait non plus. Des expériences sont tentées sur le corps : des déplacements, des inventions féministes, et cela donne des étrangetés, des objets linguistiques nouveaux, des perspectives. Car la langue française est d’une richesse extrême, souple faisant jouer ses terminaisons nerveuses, ses nombreux petits os et articulations. Féerie, un prochain livre, très important pour moi, renoue avec le désir et la sexualité tout en maintenant une exigence formelle – pour qu’advienne quelque chose de confondant. J’entends par confondant : coïncidence (justesse) entre le réel et le corps de la langue. Pas un pur esprit, la poésie.
JB : Dans ton travail, la critique féministe du langage, disons plus exactement de la langue française car toutes les langues sont différentes à cet égard, se fait très nette. Même si tu ne dis pas comme Roland Barthes que le langage est fasciste, tu insistes sur le fait qu’il est masculin, pétri de préjugés patriarcaux. Cette critique se voit facilement au niveau du vocabulaire, dont tu casses le clivage masculin/féminin, et des formes non-inclusives, que tu interroges et inquiètes diversement, jusqu’à faire des « fautes ». Mais que dire de la syntaxe ? Comment la masculinité se traduit-elle au niveau de la phrase, et comment se traduit alors la critique féministe ?
Et par ailleurs : Est-ce que tu accepterais le rapprochement de ton travail sur la langue avec l’« écriture féminine » des années 1970 ou est-ce que tu considères ce courant politique et littéraire comme un tremplin, comme un modèle sinon à dépasser, du moins à reprendre sur de nouvelles bases et dans de nouvelles perspectives ?
SL : Cette révolution des femmes en littérature, ces revendications en faveur de la différence ou de l’égalité, me touchent de plein fouet à rebours. Si je jouis d’une telle liberté aujourd’hui, sur tous les plans, c’est bien grâce à ces femmes courageuses. J’oscille, entre affirmer cette différence sexuelle (j’ai pu dire qu’il y avait une écriture spécifique des femmes, du fait de leur corps spécifique, mais le physiologique et le culturel est tellement mêlés…, quand faire la part entre le corps et les contraintes du milieu où évolue ce corps ?) Les grands bouleversements en littérature, c’est que les femmes soudain, et plus quelques- unes, s’en emparent, s’emparent de la littérature jusque-là l’apanage des hommes. Et donc, elles ont tant de choses à raconter les femmes, de leur point de vue, que le monde ignore ! Depuis le temps qu’elles se taisaient, qu’elles étaient coupées d’elles-mêmes en tant que sujet pensant et désirant, en tant que sujet entier. La sexualité et le désir sont les premiers récits, sont les premières armes des femmes écrivaines. Réappropriation, et ce n’est que justice, puisque le corps des femmes fut l’appartenance des hommes en terme de fantasmes et d’écriture du fantasme. De projection aussi, pour les plus subtils. Le féminin comme subversif, sexualité / désir, le corps de la femme jouissant pour son propre compte et ressenti de l’intérieur par les concernées et plus objet. Le corps féminin sujet de lui-même hante l’écriture des femmes durant les années 70, est le corpus.
Alors, oui, la liberté d’écrire en tant que femme est directement la preuve que la révolution a eu lieu. Mais, cela concerne surtout le roman, la fiction. La poésie a peu compté de femmes, pour moi, la poésie est née des femmes à la fin du XXème siècle. Car la poésie fut le dernier bastion masculin, le genre « noble » de la littérature en somme. Les poètes intéressants et novateurs sont principalement les femmes aujourd’hui. Cela tient à la forme poésie, extrêmement intelligente et plastique, un endroit où exprimer la complexité du monde. Les poètes femmes n’ont pas fini de s’interroger sur le monde, d’interroger le monde, cela fait si peu de temps qu’elles peuvent le faire. Mon apport féministe concerne la structure de la langue française elle-même. La grammaire, le vocabulaire, l’orthographe. J’ai voulu forcer le trait au début, dans ma Trilogie féministe. Un renversement arbitraire, pour voir : le féminin l’emporte à tous les coups sur le masculin. Le neutre masculin devient neutre féminin (je m’essaie dans Caudal à l’invention d’un neutre qui ne soit pas sexué) – pour montrer comme il est facile de manipuler la langue, d’assouvir un pouvoir, de dominer l’autre. De la façon dont une langue est structurée, on peut comprendre qu’elle est l’outil du pouvoir, éminemment politique. Et de quel côté elle penche.
En poésie (et dans ma correspondance parfois), j’accorde toujours l’adjectif en nombre - si le féminin est plus nombreux, c’est le féminin qui l’emporte, s’il y a égalité, le pluriel équitable s’impose. Par ailleurs, lorsqu’il y a plusieurs termes, j’applique la règle de proximité. Avant qu’on oblige la langue à se soumettre à la règle du pouvoir monarchique machiste, c’était cette règle de grammaire qui prévalait. Si le dernier nom était au féminin, c’était le féminin qui l’emportait. En écrivant ainsi, on n’agit pas que sur les signes manifestes de la différence : les marqueurs habituels du genre. Mais quand même, bien malin / maligne qui pourrait savoir si tel roman de nos jours est d’un homme ou d’une femme. Sauf à afficher sa misogynie, ce qui peut s’avérer très vendeur, hélas.
Le pluriel équitable que je note avec la barre oblique (ni tiret ni point ni parenthèses : la strict équivalence) m’est apparue nécessaire (je peux dire que dans mon coin je l’inventais. C’était lors de l’écriture de La Femme lit). Mais les poètes ne sont pas consulté/es sur les questions essentielles. Les poètes dont la langue et le langage sont la matière première, qui sont les vrai/es inventeurs/trices, n’existent pas. On nous fait croire que tout vient des sciences sociales, de l’université…
3/ Entretien (revu) avec Armelle Leclerc pour la revue
Les Cahiers d’Eucharis #3 en 2020
Armelle Leclerc : L’écriture inclusive et vous ?
Sophie Loizeau : Je dirai plutôt explicite, et ça commence par « De la même auteure », j’ai tenu à me sortir très tôt (2004) en tant qu’auteure de la formulation d’usage qui n’était plus interrogée à force, et qui ne m’était pas adressée au fond. Premier acte fort, on est dans le symbolique, c’est là qu’il faut frapper […], donc « de la même auteure » ou « de la même autrice aujourd'hui » ; maintenant cette formule s'est beaucoup répandue. Mes préoccupations de la place du féminin dans la langue, sont apparues sans doute lors de l’écriture de La Nue-bête, en 2001. Même si c’est avec La Femme lit que tout est devenu concret ; livre-manifeste qui renverse les conventions, expérimente quand le féminin l’emporte (ce qui se passe dans la lecture) pour interroger l’arbitraire en général. C’est essentiel que le féminin se récupère, ne soit plus incorporé au masculin, ne lui soit plus sous-entendu. « Le masculin (référence au genre le plus « noble ») l’emporte sur le féminin » est un scandale, je suis d’accord qu’il faille bannir cette règle perverse, ne plus la faire apprendre aux enfant/es. Recourir à l’ancienne règle de proximité me semble juste – et logique. Mon écriture tient compte de cela : de ce que Patrice Beray dans notre entretien pour Médiapart appelle le langage inclusif, pris dans le tissu de la langue plutôt que seulement à l’occasion. La Trilogie de diane concrétise ma réflexion sur la coexistence des genres, comment faire pour que masculin et féminin soient représentés ensemble. « Aux enfant/es dyslexiques dont les textes douloureux sont souvent si pleins de trouvailles », cette phrase de remerciement dans Caudal m’a satisfaite. Ni séparation, ni ajout, ni entre-parenthèses, mais équivalence, équilibre des présences – et des forces. Nous sommes disposé/es à faire évoluer positivement la langue.
cet essai sur le genre, sept ans ma geste mon, retournement
celui d’Artémis d’Orphée
elle / il virent. se retournant l’une l’épieur l’autre la spectre
que le féminin recouvre, visible et légitime dans la langue l’usage de ses rennes, son troupeau.
pour qu’à tout le moins ma langue soit sauve
***
l’effroi de la bête prise au milieu des voies, en pleine modernité
affranchir. la bête de l’humain/e (mais pour quel oral
l’humain/l’humaine de dieu la femme
de l’homme. je as diane femme-non lige
en vigueur en sève l’accord de l’adjectif selon la vieille règle neuve
Favre de Vaugelas, non-jà
***
au féminin durement écrit – j’ose elle pourfend
préfixe en diane diane signifiant grosso modo le fer de la flèche, la pointe, le petit bout dur. il arme n’importe quel verbe
les auxiliaires dianavoir et dianêtre
In Caudal
C’était nouveau et subversif au début des années 2000, poète, jeune femme, d’écrire sur le sexe, sur le désir, sur être seule dans la nature, sur les animaux, l’animalité, l’écologie, la défense du sauvage, la réappropriation et le détournement des mythes – comment j’ai empoigné Pan et Diane, et plus tard Thot –, les règles (et par la suite la ménopause), sur la maternité, sur le bébé, sur la place du féminin dans la langue – comment j’ai empoigné la langue et donné une visibilité au féminin – sur tout ça en même temps*, sur l’intime vérité femmelle d’exister.
Un grand merci aux « poétesses » qui m’ont adressé leurs messages de reconnaissance, tellement bouleversants – j’ai tant douté d’avoir essaimé, d’avoir été une « reine » pour quelques guêpes, ayant vécue toutes ces années en guêpe noire solitaire, construisant mon nid loin de la colonie.
Extrait d’un entretien avec Pierre Vinclair dans le n°45 de la revue Catastrophes en mai 2024.
*Poèmes paniques, ma première anthologie personnelle, vient de paraître chez Lanskine en octobre 2024.
Parmi ses livres, riches d’une quinzaine de titres :
- L’île du renard polaire de To Kirsikka, Champ Vallon, 2024
- Les Moines de la pluie (nouvelles), Le Pommier, 2024 (sélection du prix Christiane Baroche de la SGDL)
- Les Epines rouges, Le Castor Astral, 2022
- Féerie, Champ Vallon, 2020
- Les Loups, Corti, 2019 (Grand prix Vénus Khoury-Ghata 2020)
- Ma Maîtresse forme, Champ Vallon, 2017
- La Trilogie de diane : Caudal, Flammarion, 2013 (Prix François Coppée de l’Académie Français 2014)
- Le Roman de diane, Poésiefiction I, Rehauts, 2013
- La Femme lit, Flammarion, 2009
…
Ses textes sont traduits dans plusieurs langues et figurent dans de nombreuses revues et anthologies.
Poèmes paniques, anthologie personnelle 1999-2020, Lanskine poche, paraîtra début octobre 2024. Une soirée spéciale lui sera dédiée à la Maison de la poésie de Paris le 19 décembre 2024. Soirée Lectures Paniques présentée par Martin Rueff.