Murmure
ici commence l’histoire, par le mot et la recherche de l’histoire dans les livres. À la rencontre du mot. À la rencontre de Théophile. Théophile Gelée. Théophile traduit en langue ordinaire, du latin et du grec, pour la première fois dans un livre. Il rassemble tout ce qui est écrit et le rassemble dans L’anatomie française En forme d’abrégé Recueillie des meilleurs auteurs Qui ont écrit de cette science reçue, corrigée et augmentée dans tous les cours du Livre Et outre le Traité des valvules, & d’un autre, des Veines Lactées. Théophile s’attache en 1645, pour la première fois dans la langue vulgaire, à inscrire le mot placenta dans l’histoire charnelle, l’histoire dérangeante.
la chose de toujours jusqu’alors appartient aux dires des matrones, transmission des secrets de corps, or brillant dans la nuit incertaine. Théophile, dans le livre, néglige le savoir des sorcières et des magiciennes, il écarte les conteuses, les passeuses de vie. Il traduit la chose — du grec et du latin, il répand la nouvelle, il écrit dans le livre le mot de la chose, la chose rouge, mais il efface le sacré, il écrit placenta, il déplace l’histoire charnelle et dérangeante.
Théophile traduit tous les livres savants, il veut comprendre la savante médecine. Traducteur par besoin, il dépose les mots. Il le proclame, les savoirs sont pour tous, tous les médecins doivent connaître ce que les livres anciens conservent en dedans. Il veut sauver les vies, il veut guérir les corps et avant tout comprendre. Les savoirs sont pour tous, et en langue ordinaire il en traduit les livres. Il y inscrit le mot.
Théophile décrit la matrice : sa forme, sa taille et son évolution, il pose des questions, il traduit les réponses. Ici commence l’histoire, Théo traduit du grec et du latin, en langue de son temps, cette langue vulgaire, il traduit jour et nuit. Et page quatre cent trois, en son Huitième Livre, il décrit l’Histoire du fœtus humain. Et il liste ce que requiert la génération, en trois pages il conclut sans comprendre, il assigne placenta.
ici commence l’histoire, le livre se propage, estompe les coutumes. Théophile Gelée, médecin ordinaire de la ville de Dieppe, à l’heure du dégel des mots, élève d’André Laurens, premier conseiller du Roy de France et de Navarre, traduit dans la langue vulgaire le mot venu de Grèce antique et de Rome, dans le livre, il devient mot de médecine quand finissent de disparaître les racines sacrées, dans le livre, au genre masculin, il inscrit la chose placenta. L’histoire charnelle à jamais dérangée.
Théophile Gelée, érudit, traducteur, patient lecteur, élève fidèle, savant d’âge baroque, laisse place à présent à celles qui te précèdent, rend le mot emprunté aux matrones, aux transmissions dans les cuisines, écoute les histoires de galettes profanes, retrouve la mémoire des galettes d’offrandes, dans la grande mêlée des histoires charnelles, des histoires dérangeantes, ainsi chante les débuts.
ainsi chante l’histoire oubliée retrouvée avec Caton l’Ancien, homme politique, écrivain romain. Il est savant Caton, il veut tout, gouverner et écrire, ses livres sont perdus sauf De l’agriculture, description des semences, description des levées, et parmi les conseils, il laisse dans le livre une recette : placenta.
ainsi chante l’histoire oubliée retrouvée qu’on raconte aux enfants dans les pages d’Archéo Junior, magazine à partir de sept ans, et voilà l’anecdote : placenta fut galette sacrée offerte aux déesses de la Grèce antique, devenue pâtisserie courante après la conquête de Rome.
ainsi chante l’histoire oubliée retrouvée aux oreilles des enfants en visite dans l’ancien moulin d’Evere, le Musée bruxellois du Moulin et de l’Alimentation, les galettes d’offrandes et les déesses, Caton l’ancien et le De Re Rustica, les galettes profanes et les recettes de blé moulu.
ainsi chante l’histoire oubliée retrouvée, placenta, transposition latine du mot grec plakounta, une recette ancienne intégrant la cuisine romaine au moment des conquêtes. Pâte brisée, et tracta, fines feuilles séchées et huilées, mélange de farine et de semoule de blé dur, du fromage de brebis et du miel, des feuilles de laurier — une bouchée d’éternité.
ainsi chante l’histoire oubliée retrouvée, placenta à l’origine de baklava aux multiples couches de feuilles phyllo fourrées de fruits secs, devenue en cuisine roumaine placinta, une galette au fromage et au miel, séparés par quelques feuilles de pâte — la recette au voyage.
ainsi l’histoire oubliée retrouvée, placenta, galette rituelle ou galette ordinaire fut assignée dans un traité d’anatomie, au masculin, le genre modifié par langue médecine à l’action d’effacer.
ainsi chante l’histoire oubliée retrouvée, placenta, galette sacrifice, offrande rituelle, cuisson de fines couches en alliance de sel et de sucre, cuisine d’ingrédients et de magie intime, célébration de l’histoire renversée, mystère des déesses aux approches des grottes, secrets de mères transmis aux filles, gestes de filles dans la lignée.
entends le chant
et chante-le,
chante l’histoire inversée, chante la recette des femmes antiques, chante les recettes des femmes d’aujourd’hui, chante les révélations du rêve, l’histoire charnelle et l’histoire dérangeante, chante la chair jumelle retrouvée dans le genre, chante la placenta.
chante l’histoire, le grec et le latin, et l’histoire des galettes sacrées offertes aux déesses, et chante l’amie-compagne, la préparation palpitante, et l’histoire de l’oubliée dans le rouge et dans le transparent, chair double ouverte au féminin, genre retrouvé, la placenta.
chante l’histoire, la chair jumelle, la double chair indispensable, l’éphémère compagne des débuts, la douce compagnie, chant de la chair, chant charnel et beau de la double douceur, chair jumelle des débuts, chant du genre retrouvé, la placenta.
chante l’histoire, la maison et l’abri, le corps poussé au mouvement, et elle l’immobile, l’étrange et nous le corps connu, elle et nous traversantes le long d’étroits chemins, notre double jumelle, la si vite oubliée, de nous l’abandonnée, le genre révélé, la placenta.
chante l’histoire, écho de l’au-delà, jumelle du dedans, l’oubliée, la perdue, la voie de l’ombre à notre heure de naître, elle s’efface, nous laisse la lumière, mais son nom chante, retrouvée la placenta.
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pp. 19-38
Catherine Serre, La maison de Mues
éd. l'Arbre à paroles, 2023