Je n’écris jamais seule
Il faut toujours une séparation d’avec les autres gens autour de la personne qui écrit les livres. C’est une solitude essentielle. C’est la solitude de l’auteur, celle de l’écrit
C’est Marguerite Duras 1 qui le dit. Et d’autres. L’imaginaire collectif projette volontiers l’image d’un barbu isolé à son bureau ou d’une buveuse de thé retirée en sa bibliothèque, les deux grillant clope sur clope, en tête à tête avec leur création. Leur œuvre s’élabore. Pygmalions ou alchimistes donnant dans leur indépendance une vie à la matière.
Egocentrisme pur. Arnaque et billevesées.
Un texte s’écrit à mille mains, à mille langues. Chaque ligne est tressée par des mots qui ne nous appartiennent pas en propre. Mon stylo, ma page, mon clavier : ces outils-là, oui. Ils m’appartiennent. Mais le reste, c’est-à-dire les phrases, le rythme, le verbe, c’est soit de l’emprunt soit du recyclage. Dans le fond, un·e auteurice est toujours écolo. En ce domaine comme dans la vie, pour reprendre les mots de Donna Haraway, nous ne sommes que du compost.
Ma langue, je l’ai reçue en héritage. Ce qu’on appelle la langue maternelle. Le premier né, “maman”, est tiré du sein et du biberon, les deux lèvres qui se joignent, deux fois, pour appeler le réel. Le lait et la mère. Mon français vient de ma famille, de leurs ami·e·s, de l’école, de mes pairs, de mon siècle. Je crois aussi que j’ai hérité de ma langue comme une femme. Je fléchis au féminin. Je dis autrice. Je dis pardon. Même quand il n’y a rien à pardonner. Même aux chaises, aux poubelles, aux lampadaires quand je leur tombe dessus. J’ai des silences de femme, aussi.
Dans mes lignes, il y a tressés tous ces mots-là. Du maman et des autres. Ma langue maternelle. Que je n’ai pas demandée. Qu’on m’a donnée quand même.
Je n’écris jamais seule : j’ai des adelphes autour de moi. Beaucoup sont déjà mort·e·s et nous n’avons pas eu le bonheur de nous rencontrer. Iels ne savent pas comme leurs lignes sont précieuses et se mélangent aux miennes. L’une de mes premières sœurs de cœur, c’est Sappho. Poétesse antique grecque, icône lesbienne. Une écriture fragmentaire, éclatée par les quelques deux mille six cents ans qui nous séparent. Je lui dois l’écriture du désir et de la douceur. Il y a aussi le frère Prévert, clope au bec, qui m’a donné l’humour, l’enfance, les listes à rallonge et les sujets sérieux dont on se joue. Un vrai camarade. Et Benoîte Groult, le rire aiguisé et le verbe qui claque : je l’aurais aimée en grande-tante, on aurait trinqué à la vodka par gros temps.
Il y a aussi des vivant·e·s qui m’ont soufflé des mots.
Parmi elles, Fatima Daas qui m’a soufflé l’écriture vraie. L’écriture nue. L’écriture même-pas-peur-même-pas-froid-aux-yeux-j’écris. Avec l’encre qui coule sous la peau. Fictionner avec ce qui frictionne. Parce que c’est comme ça. Parce que ça manque d’air. Parce qu’il faut ouvrir la bouche, les yeux, la fenêtre, voire les murs (Fatima, je sais pas si c’est vraiment ça que tu as voulu faire mais dans mes yeux et mon stylo ça a vibré exactement comme ça).
Je n’écris jamais seule.
Il y a aussi les coachs. Tou·te·s les féministes qui m’ont dit dans leurs livres ou en vrai : Go baby. Dorothy Allison : Ne mangez pas votre propre cœur dans l’espoir de leur plaire 2 . Chloé Deleaume : Ça sent le fauve, il est temps d’aérer 3 . Rim Battal : N’aies pas honte de prendre l’argent qui te revient 4 . Et Ursula Le Guin. Et Lisette Lombé. Et Sophie G. Lucas. Et Virginia Woolf. Et tou·te·s les autres.
Mention spéciale à Dana Wyse et sa pilule Have faith in your writing talent, toujours scotchée sur le mur de ma chambre-bureau, juste à côté de mon ordinateur pour les moments où je perds foi en ma propre écriture.
Ce sont des sœurs de papier qui te poussent à écrire, qui renversent les doutes, qui tendent la main pour un check de connivence. Go baby.
Et puis il y a les vrai·e·s soeurs. Les vrai·e·s adelphes. Celleux qui ont répondu à l’appel à texte du premier zine que tu lançais. Que tu as croisé·e·s en ateliers d’écriture. Dans la bibliothèque d’une asso féministe. Au centre LGBT+. En soirée. Ailleurs. A qui tu dis, avec en tête le meilleur des Power Rangers ou des Totally Spies en version salon de thé : on ferait pas un groupe de poéte·sse·s ? Et quand le groupe se retrouve, c’est pour partager des livres, des doutes et des gâteaux. S’échanger des textes. Organiser des scènes ouvertes. Proposer des ateliers d’écriture. Publier un autre zine. Et un autre encore.
L’écriture se propage. Si l’un·e vacille, on souffle sur ses braises. Et iel retravaille sa page. Et iel se lance sur scène. Au sein du Crew, on a la force des marges. Femmes trans, femmes cis, non-binaires, queer, racisé·e·s, gros·ses, bi/pan, lesbiennes. On se sait solides et entièr·e·s. Écrivant à notre manière. Avec des nouvelles, des romans, des contes, de la poésie pas juste là pour faire joli. Des textes tressés de nos blessures sans traces, de nos héritages invisibles, de nos silences masqués. Des mots qui surgissent, qui traversent la peau. Des vérités tracées noir sur blanc, ciselées de sons et d’images, nouées de sens. J’existe. Ce que je ressens existe. J’existe ensemble. Nos mots résonnent. Nos mots mêlés. Nos langues liées. Ça coule miel ou ça pique salé.
On se parle. On se lit. On s’écrit. On prend la voiture et on part dans un lieu à nous. Partage de spaghetti et de pages d’ordi. Parfois défi : réécrire le texte de l’autre. Ou surprise : ton texte s’est logé dans la bouche de l’autre, en est ressorti tout neuf, un faux jumeau jusque dans le titre, mais pas plagiat. Femmage.
Je n’écris jamais seule.
Je n’écris plus pour moi. Ou pas seulement pour moi. J’écris pour des oreilles qui ne sont pas les miennes. Pour des yeux qui ne sont pas les miens. J’écris pour dire. Pour dire à. Ce sont des fantômes au futur : je ne sais pas qui sera là pour recevoir mes mots. Parfois, je ne le saurai jamais. C’est le jeu. Parfois, je vois qui me reçoit. C’est beau. Au début tu n’oses pas. Ton cœur bat fort et c’est le trouble. La foire aux questions à reculons. Mais les deux potes soutiennent leurs pintes et ton regard. Sourire. Alors tu montes sur scène. Il n’y a qu’à s’approcher du micro, faire une blague de présentation et puis - foutu·e pour foutu·e, tant qu’à être là - dire ton texte.
Les gens qui osent
Savent que ça fait juste froid au début 5
Dans certaines scènes ouvertes, le public te ressemble. C’est ce qui donne le plus de force. Les mots font écho. Touchent mouche. On rit et on pleure en résonance. Émotion diapason. Les scènes ouvertes queer et/ou féministes débordent d’adelphité. Le public entend le doux et le tranchant des existences. Les slameureuses, conteureuses et autres faiseureuses de verbe créent un espace où s’entendre. Où s’imaginer. Où se rêver. Le texte sort du corps, vibre et se transmet au peau à peau. Parfois page à page : troc de zine ou de compte Instagram.
Je n’écris jamais seule.
J’écris avec des fantômes, passés et futurs. Et je serai le fantôme de quelques-un·e·s. J’écris pour presque disparaître. Pour laisser une trace dans la langue. J’écris pour devenir fantôme moi-même. Jouer avec le temps comme une balançoire. Avec la mémoire de ce qui me traverse. De ce qui reste. J’écris avec mon corps mortel sur un ordinateur qui me survivra et gardera ma voix et ma langue tressée de toutes les voix qui me tissent. Qui tisseront celleux qui le voudront.
L’écriture est vivante parce que multiple. Elle est passage. Résonance. Echo. Elle vibre de rencontres. Elle est aussi un moyen d’apprivoiser la fin. Le dernier mot.
Je n’écris jamais seule. J’écris hybride. J’écris mélangée. Étayée. Infusée.
Ecrire seule, egotrip.
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1. Marguerite Duras, Ecrire, éd. Gallimard, 1993
2. Dorothy Allison, Peau, à propos de sexe, de classe et de littérature, 1994 (éd. Cambourakis, 2015, trad. Nicolas Milon et Camille Olivier - dont le travail de traduction ajoute encore à l’adelphité littéraire
3. Chloé Deleaume, Mes biens chères sœurs, éd. Seuil, 2019
4. Rim Battal in Lettres aux jeunes poétesses, dir. Aurélie Olivier, éd. L’Arche, 2021
5. Mélanie Leblanc, Magali Dulain, Les gens qui osent, ed. Les Venterniers, 2021