Tota mulier in utero – Balade
Tota mulier in utero
Toute (la) femme dans (l')utérus. Version latine de l'aphorisme attribué à Hippocrate (4e siècle avant JC), le père de la médecine.
Tota mulier in utero
De la main droite, tenir fermement l'un des membres de la femme. Veiller à en choisir un particulièrement préhensible. L'effort est important, ne pas lâcher prise en cours de route est primordial. De la main gauche, tenir ouverte la voie de l'utérus (l'utilisation d'outils écarteurs est bienvenue), insérer lentement et fermement le membre en votre possession. Le plus dur est fait, reste maintenant à tenir le rythme, à continuer à enfoncer le corps de la femme dans l'utérus. Au cours de l'opération, prendre soin de répartir équitablement les masses à l'intérieur de la matrice, qu'il ne reste plus de poche d'air, d'espace inoccupé. L’œuvre est achevée lorsque toute la femme est entrée dans l'utérus, qu'il ne reste plus de la femme qu'une petite boule de peau duveteuse.
Tota mulier in utero
Étrange, on s'était dit, plutôt, que l'utérus était entièrement dans la femme...
Mais reprenons du début, ou presque : « mulier », la femme. Le dictionnaire Gaffiot dit : « la femme en général » 1 , en système avec l'homme en général donc. Pas une femme en particulier, une personne, un corps, mais l'idée de la femme, on pourrait mettre une majuscule là : « la Femme ». Au vu de l'absurdité du sens littéral de l'aphorisme (Non, la femme ne se situe pas dans l'utérus), le sens de « mulier » doit sans doute être précisé par autre chose. Comme c'est l’œuvre d'un médecin, l'aphorisme doit sans doute concerner la médecine. Pourquoi pas «Toute la santé de la femme est dans son utérus » ? ou quelque chose comme « Toute l'essence de la femme est dans son utérus ». Bon, ça n'a pas encore trop de sens tout ça. Avançons.
Ou plutôt, reculons car devant « mulier », il y a « Tota 2 », « toute ». Que fait « Tota » à « mulier » ? « Tota » marque la « totalité globalisante », « Tota » prend un crayon bleu bic et trace minutieusement les contours de « mulier », trace précisément au stylo bleu bic la frontière entre « mulier » et le monde. Arrive un moment où le trait bleu rejoint son point d'origine : se crée alors un territoire. À l'intérieur de la frontière, il y a la femme, toute la femme, rien ne manque. À l'extérieur de cette frontière, c'est autre chose. Et, d'ailleurs, si l'on va au bout du raisonnement, si Tota mulier in utero alors Nulla mulier ex utero (il n'y a pas de femme en dehors de l'utérus). C'est tout de même étrange de définir la totalité d'une chose par une seule partie de cette chose, non ? Et alors tu te demandes « Et mes fesses, t'en fais quoi de mes fesses ? Et ma rate, et mes ongles, et ma cervelle, on les met à la poubelle, hein ? ». Et oui. Poubelle. Pas d'utérus. Pas de femme.
Continuons, sautons par-dessus « mulier » et constatons : en latin, ici, pas de verbe. En français, normalement, pas possible. En latin, au contraire, dans les aphorismes, les sententiae, l'élision du verbe est fréquente. Ce verbe-fantôme, c'est le verbe « esse », « être ». Comme en français, « esse » 3 peut avoir plusieurs acceptions. Deux nous intéressent ici. Celle de copule, tout d'abord, du latin copula : lien, union. Verbe sans goût ni odeur, sa seule raison d'être est de faire le lien entre le sujet et son attribut. Dura lex sed lex (La loi (est) dure mais (c'est) la loi). Une deuxième acception exprime, elle, la situation du sujet (dans l'espace, dans le temps...) Caesar non supra grammaticos 4 (César n'est pas au-dessus de la grammaire). Alors l'être-fantôme de Tota mulier in utero, marqueur de la situation du sujet ? Peut-être, si l'on rajoute une précision à « mulier » comme vu précédemment. Copule ? Il y a de ça aussi, il s'agit bien d'une sorte de définition mais ce « in » vient tout perturber. La femme est quoi ? Non, la femme est dans. Alors quoi ? Ni copule ni marqueur de la situation ? À la fois copule et marqueur de la situation ? Alors quoi ? La langue anglaise a bien compris le problème et l'a résolu de façon assez radicale : Tota mulier in utero devient Woman is a womb. On a jeté aux orties ce « in » perturbateur, et tant qu'à faire le « Tota » avec lui et puis on a rajouté un peu de symétrie : « is » vient marquer la séparation entre deux quasi-homophones « woman » et « womb », gémellité que vient à peine déranger l'article « a ». Tout va bien, le bourbier de la langue redevient enfin limpide. Aucun intérêt. Notre « esse » à nous vibre donc entre copule et verbe de situation, laissons-le vibrer.
Nous allons maintenant enjamber le « in » sur lequel nous reviendrons plus tard et nous attarder sur cet « utero » au centre de l'attention. De celui-ci, le Trésor de la Langue Française informatisé 5 dit « organe creux, musculeux situé dans la cavité pelvienne de la femme entre la vessie et le rectum au-dessus du vagin, où s'effectue la gestation ». Un ballon, quoi. Une paroi souple autour, du vide dedans (dans l'antiquité, on le représente comme un vase) et, oui, parfois, en place du vide, un fœtus, éventuel futur être humain. Bon, il faut savoir qu'à l'époque d'Hippocrate, l'utérus, c'était beaucoup plus qu'un simple réceptacle à bébé. C'était une sorte d'animal à la volonté autonome et à l'odorat aiguisé qui se déplaçait dans le corps de la femme et était à l'origine de quasiment toute les pathologies qu'elle subissait 6 . La femme donc, toute la femme, se trouverait donc dans un ballon remuant qui sert à faire des enfants et qui rend malade.
C'est ici qu'un retour en arrière auprès de notre « in » est nécessaire. Alors, « in » en latin signifie beaucoup de choses et ici en particulier « dans ». Mais ce « dans » n'est pas si univoque qu'il n'y paraît. Voici deux propositions. La première renvoie « in utero » à un sens plutôt abstrait du nom : la femme serait définie « par l'utérus », c'est-à-dire les caractéristiques de l'utérus. L'aphorisme développé donnerait donc ici : « Toute la santé de la femme dépend de l'utérus ».
La deuxième proposition de traduction de « in » serait « à l'intérieur ». Parce que, comme vu plus haut, l'utérus n'est pas n'importe quel organe. Il s'agit d'un organe creux qui peut accueillir quelque chose d’éminemment précieux pour l'humanité : un futur enfant. L'interprétation « Toute l'essence de la femme se situe à l'intérieur de son utérus, dans sa capacité à enfanter » semble également logique.
Récapitulons. Si on tente de paraphraser Tota mulier in utero, cela pourrait donner au choix et de façon non limitative (puisque l'aphorisme, par sa brièveté et sa généralité, permet de multiples interprétations) : « La femme n'a de valeur que par le fœtus qui se trouve à l'intérieur de son utérus » ou « Tous les problèmes de santé de la femme proviennent de l'utérus » ou pourquoi pas « Tout ce qu'est une femme (en opposition à l'homme) est dans l'utérus (la femme c'est un homme auquel on rajoute un utérus) ». Tout ça se tient.
Ok, mais il manque encore quelque chose. Parce que, Tota mulier in utero, ce n'est pas pareil que Woman is a Womb, ça dit autre chose. Et c'est ici que le style vient à notre rescousse parce que, bien sûr, ici, il y a style, débordement. Ça ne marche pas parce que ça écrit. Bien loin du fade Woman is a womb, ce que nous propose Tota mulier in utero est un spectacle en deux parties égales. D'abord, l'entrée en scène : Tota mulier, la totalité, l'absolu. Mesdames, Messieurs, retenez votre souffle, tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la femme, Hippocrate va vous l'annoncer dans quelques instants ! Suspens... Toute la femme c'est quoi ? Toute la femme c'est quoi ? Toute la femme c'est quoi ? se demande, bouche bée, la foule silencieuse... et là, patatras, in utero apparaît. De la totalité à la partie, de l'abstrait au concret, de la définition à l'absurdité, d'un territoire cerné de bleu, on atterrit au fond d'un ballon musculeux remuant. Ce mouvement d'expansion et de contraction, ce passage de l'absolu au prosaïque nous dit autre chose.
Tota mulier in utero n'est pas une information.
Tota mulier in utero est une insulte (et ce « in » qui coinçait plus tôt prend alors tout son sens).
Tu peux te raconter ce que tu veux, faire ce que tu veux, au fin fond du fin fond, la seule chose qui restera de ta carcasse, c'est un ballon de bidoche à l'intérieur de toi qui, au choix, te fera faire des gosses plus ou moins nés ou te rendra folle et malade. Alors, ferme-la et sers moi une bière.
Plic Ploc Plic Ploc Plic Ploc Plic Ploc Plic Ploc Plic Ploc Plic Ploc Plic Ploc Plic Ploc Plic Ploc
Tu éteins le robinet d'une pichenette du gros orteil. Présentement nue, allongée de tout ton long dans la baignoire, tu observes, à quelques centimètres, les signes de la transformation : la poitrine gonflée, le ventre bombé masquant de jour en jour un peu plus le pubis qui le suit (bientôt les pieds eux aussi disparaîtront). Tu barbotes. Tu penses à Tota mulier in utero, tu penses aussi au slogan féministe Mon corps m'appartient et tu les vois comme les deux faces d'une même pièce.
Pile : Tota mulier in utero. On garde l'utérus et on jette la femme (c'est-à-dire ici l'individue, la citoyenne).
Face : Mon corps m'appartient. On garde la femme et on jette l'utérus. On reprend le pouvoir. On refuse que les bites et les gosses passent par notre vagin comme bon leur chante, et c'est bien. Pourtant, là, dans cette baignoire, tandis que des coups de pieds provoquent des ondes à la surface de ta peau, ce « mon corps » sonne bizarrement. Ce coup de pied, c'est moi qui vient de le lancer ? Et ce corps relié à mon corps, il m'appartient lui aussi ? Il est à moi ? D'ailleurs, c'est quoi ce corps ?
Aucun aphorisme, aucun slogan ne parvient à exprimer ce que tu es aujourd'hui dans ce bain-ci. Force vibratoire, chat de Schrödinger aquatique : à la fois un et deux, femme et homme, je et nous. Tu es la porteuse de tout un cosmos à l'intérieur d'un ballon musculeux. Rimbaud a écrit « Je est un autre » 7 pour toi, tu le sais.
Tu es un monstre.
Isabelle Querlé
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1. https://www.lexilogos.com/latin/gaffiot.php?q=mulier
2. Tout : polysémie, grammaticalisation et sens prototypique, article de Hava Bat-Zeev Shyedkro. Revue Langue française, 1995.
https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1995_num_107_1_5306
3. https://www.lexilogos.com/latin/gaffiot.php?p=1511
4. Lors du Concile de Constance, l'empereur Sigismund se trompa sur le genre du mot « schisma » (neutre car issu du grec, malgré son apparence féminine). Les cardinaux lui expliquèrent son erreur, il répliqua qu'en tant qu'Empereur, il pouvait modifier le genre des mots. Un cardinal lui répliqua alors « Caesar non supra grammaticos ». Notice wikipedia.
5. https://www.cnrtl.fr/definition/ut%C3%A9rus
6. https://www.univ-poitiers.fr/wp-content/uploads/sites/10/2020/06/Lydie-Bodiou-Actu-129.pdf
7. Lettre de Rimbaud à Georges Izambard - 13 mai 1871.
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J'ai tant rêvé de toi de Desnos, de l'usage queer de la littérature
J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité.
Est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant et de baiser sur cette bouche la naissance de la voix
qui m’est chère ?
J’ai tant rêvé de toi que mes bras habitués en étreignant ton ombre à se croiser sur ma poitrine ne se
plieraient pas au contour de ton corps, peut-être.
Et que, devant l’apparence réelle de ce qui me hante et me gouverne depuis des jours et des années
je deviendrais une ombre sans doute,
Ô balances sentimentales.
J’ai tant rêvé de toi qu’il n’est plus temps sans doute que je m’éveille. Je dors debout, le corps
exposé à toutes les apparences de la vie et de l’amour et toi, la seule qui compte aujourd’hui
pour moi, je pourrais moins toucher ton front et tes lèvres que les premières lèvres et le
premier front venu.
J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme qu’il ne me reste plus peut-être, et
pourtant, qu’à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois que l’ombre qui se promène et se promènera allègrement sur le cadran solaire de ta vie.
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J'ai tant révé de toi est un poème de Robert Desnos publié dans le recueil Corps et biens publié en 1930 (dont vous pouvez écouter ma lecture ci-dessus). C'était le poème amoureux préféré de mon adolescence. Récemment, je l'ai relu pour un projet de lecture sonore et j'ai décelé une contrainte d'écriture qui m'était restée invisible jusque-là : le « je » du poème n'a pas de genre, il n'est pas possible de savoir en lisant le texte s'il s'agit d'un homme ou d'une femme. La seule occurrence genrée du texte est (justement) « la seule » (ironie de l'auteur ?) qui vient désigner l'amoureuse.
Ce texte est la troisième étape d'un feuilleté analytique : première couche, deux textes de moi-même publiés sur mon Instagram et sur un podcast de la revue en ligne Proprose. Deuxième couche : suite à un échange avec Azélie Fayolle, autrice et chercheuse en littérature, celle-ci a réalisé une vidéo où elle fait son analyse du poème : « J'ai tant rêvé de toi, de Desnos » – Y a-t-il une femme dans le poème ? sur sa chaine You Tube Un Grain de lettres. Troisième couche : ici, où je vais essayer de synthétiser tout ça (Une quatrième couche analytique est apparue après la rédaction de ce texte, puisqu'il a été cité par Azélie Fayolle, à propos du "queer gaze", dans son livre Subvertir le male gaze paru en octobre 2025).
Desnos, auteur queer ?
Queer : personne dont la sexualité, l’orientation sexuelle ou l’identité de genre se situe hors des normes sociales. Définition du Wiktionnaire
A priori pas.
Robert Desnos est un poète surréaliste français (1900-1945). Il a, entre autres, créé des poèmes en dormant, des poèmes pour les enfants, un roman sur son expérience de l'opium, un feuilleton radiophonique sur Fantomas. Résistant, il meurt en 45 suite à sa déportation.
De ce que l'on sait de sa vie, Desnos est un auteur cis-hétéro tout ce qu'il y a de plus classique.
Desnos, auteur d'un poème queer ?
Sans doute pas, mais...
« J'ai tant rêvé de toi », propose un poème d'amour, un poème d'amour triste où la voix narrative n'est pas genrée. Aucun accord grammatical ne vient révéler le genre de la voix qui parle et seul un accord vient marquer le genre de l'être aimé : « la seule ». À la lecture, on peut inférer que la voix qui dit « je » est celle d'un homme parce que l'auteur, Desnos, est un homme mais cette information n'existe pas dans le texte. C'est un poème de fantôme à fantôme (pour une analyse en détail du poème, regardez la vidéo d'Azélie Fayolle, lien plus haut). Le poème s'inscrit dans un recueil hétéro-amoureux Poèmes à la mystérieuse où les personnages des autres poèmes sont, eux, clairement genrés.
J'ai développé un intérêt pour les techniques de camouflage énonciatif queer dans les textes amoureux (comment dire, tout en ne disant pas, l'objet de son amour) en regardant des textes de Roland Barthes (Les lunettes de soleil issu de Fragment d'un discours amoureux), Étienne Daho (le plus souvent, pas d'accord de genre dans ses chansons) ou Anne F. Garreta (Sphinx)... J'ai moi-même écrit un texte (Les lettres au Capitaine aux éditions à la criée) sur l'expérience de la grossesse sans genrer les personnages (Je, l'hôte et Capitaine). C'est grâce à ces lectures et cette pratique que j'ai donc reconnu les techniques de neutralisation du genre utilisées par l'auteur : le principe de l'adresse (de « je » à « toi ») qui permet de ne pas utiliser les pronoms « il » ou « elle », le fait de ne pas utiliser de participe passé avec le verbe « être », de faire porter l'accord par le corps, tout ou partie, « Je dors debout, le corps exposé à toutes les apparences de la vie » ou par une image, ici « je » devient « une ombre » « un fantôme », mots qui vont porter l'accord genré à la place de « je ». Le fait que les parties du corps évoquées ne soient pas genrées (lèvres, front, poitrine)...
L'interprétation la plus logique, celle d'Azélie Fayolle dans sa vidéo, est de voir cette contrainte comme une façon supplémentaire pour le poète de désincarner, de rendre fantôme les personnages du poème.
Pour autant, je pense que Desnos, quand il écrit ce poème, pour quelque raison que ce soit, fait une expérience. En dévirilisant le « je », le temps de l'écriture d'un poème, Desnos fait l'expérience de refuser d'être un homme, pour reprendre le titre du livre de John Stoltenberg. Et je ne pense pas que cette expérience, suspendre son genre pour écrire, soit anodine. Cette neutralisation du sujet poétique a des conséquences directes sur tout l'imaginaire amoureux du poème qui laisse de côté les attendus hétéro-mec-amoureux : ici pas de chant de la beauté de LA femme, pas de male gaze, pas de désir dégueu forceur (ça, c'est pour toi, Ronsard bébé). Juste une voix fantomatique coincée dans les limbes du fantasme.
Desnos, auteur d'un poème à usage queer ?
Carrément.
J'aime ce poème parce que, par cette neutralisation, par cette ouverture, il laisse à chacun·e la place de s'identifier dans cette relation amoureuse à distance sans trébucher sur l'imaginaire hétéro-stéréotypé. Et, bien sûr, cette lecture est queer.
Et puis, tiens, d'ailleurs, cette thématique de la peur de la rencontre réelle, à l'heure des relations virtuelles, me semble aussi très actuelle. C'est toujours très beau, cette capacité de certains textes littéraires du passé, à s'insinuer, l'air de rien, dans notre présent.
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Chimères minuscules
HEXENHAMMER Épisode 6
Dans ton cerveau, ta mère. Dans ton estomac, ton fils. Dans ta rate, ta fille. Dans ton coeur, ta grand-mère. Dans tes poumons, ton foetus avorté. Dans tes reins, ta fausse couche.
En mouvement, ta famille voyage dans ton sang, s'enracine dans tes organes, tes tissus. Et toi-même, traversant la barrière du placenta, tu t'insinues dans le sang, les organes, les tissus de ta progéniture.
Cellules migrantes, de l'hôte vers l'hôte et inversement. 1
CHIMÈRE ET BELLOPHORON 2
Du dragon : la crête dorsale, la queue, le feu, la gueule ;
Du lion : la crinière, le poitrail, la mâchoire, la gueule ;
De la chèvre : les pattes arrières, les cornes, la gueule :
Chimère.
Mère de la Sphinge :
Du lion : la poitrine, la queue, les pattes ;
De l'oiseau : les ailes ;
De la femme : le visage.
Tu es un hall de gare,
Ceux qui sortent de toi : enfants, avortons.
Ceux qui passent par toi : des personnes, leur sexe, leurs doigts, leur langue.
Et donc maintenant, tu viens de l'apprendre : tous ceux qui y restent.
Tu as lu quelque part qu'une des différences que l'on faisait dans l'antiquité (tu l'as lu quelque part, tu ne te souviens plus du nom de la source, donc ça doit se passer dans l'antiquité, c'est sûr), une des différences que l'on faisait dans l'antiquité donc entre l'homme et la femme était que le corps de la femme était un corps ouvert dont on entrait et sortait sans qu'elle puisse y faire grand chose : le sang, les enfants sortent, le pénis de l'homme rentre, alors que le corps de l'homme, lui, était un corps fermé, dans lequel la brèche ne pouvait se faire que par l'entremise d'une d'arme, d'une estafilade lors d'un combat (entre hommes bien entendu) et donc de façon active (bon, la merde et l'urine, le vomi, le pus, ça compte pas et puis non, on ne va pas parler de l'anus non plus, l'anus d'un homme, ça n'existe pas).
Chimère,
Monstre femelle destructrice,
Ravageant la Lycie, la Curie
De son feu, de sa mâchoire, de ses cornes, de ses gueules.
On t'avait dit : un corps = une personne. Une personne = un individu. Un individu = ce qui ne peut être divisé 3 Un c'est un. Tu es toi, c'est tout et basta. Deviens qui tu es 4... Connais-toi toi-même 5... Blablabla. Tu développais ta personne comme il se doit.
Et puis un jour ton corps explose. 6
Et ce corps minuscule, enfermé entre les murs de ses cellules, n'est plus le tien. Tu es devenu un monde en soi, un biotope, un cosmos. Au coeur de tes entrailles, un territoire indécidable, à la fois totalement tien et totalement autre se développe, repousse estomac, foie, poumons pour se faire sa place. Pendant 9 mois, tu es tous les sexes à la fois, clitoris & pénis. Tu as vu une partie de ton corps sortir de toi et s'animer et grandir et devenir soi et toujours un peu toi. 7 Ton corps déborde ton corps, déborde le monde. Tu ne comprends plus rien.
Monté sur Pégase,
Du cheval : le corps, la gueule,
De l'oiseau les ailes,
Bellophoron.
Ce qui t'aide à penser ce que tu vis, ce que tu as vécu, ne concerne pas la grossesse (même si, bien sûr, ça la concerne) : Sigourney Weaver qui murmure d'une voix grave, toute de shantung orange « There is no Dana, there's only Zuul » dans Ghostbusters 8 ; un livre de Jean-Luc Nancy Être singulier pluriel 9 (ce choc quand tu rencontres enfin la formulation précise de ton ressenti de cet état étrange) et puis d'autres titres du même Nancy : Le partage des voix, La communauté désoeuvrée, La Communauté affrontée, L'intrus (et l'on élabore une théorie psychanalytique : la recherche sans fin d'un « nous primordial » à jamais inaccessible et pourtant depuis toujours à portée de main : PregNANCY)10 , Je est un autre 11 de Rimbaud bien sûr, Norman Bates, assis sur sa chaise dans Psychose12, recouvert d'une couverture râpeuse ne laissant dépasser que sa main droite, ne disant rien, nous fixant de son regard, tête de mort subreptice, laissant toute la place à la mère, « je n'écraserais même pas cette mouche ». La boucle est bouclée : l'enfant, autrefois hébergé dans le corps de la mère, héberge à son tour l'esprit maternel.
Bellophoron combat Chimère,
Pégase, lance, plomb en fusion,
La tue,
Tue son feu, tue sa mâchoire, tue ses cornes, tue ses gueules.
Et s'en va massacrer les Amazones.
Boucle encore, quand la Médée de Heiner Müller13 , murmure à ses enfants avant de les tuer :
[...] Ah mes petits
Traîtres Vous n'aurez pas pleuré pour rien
Je veux de mon coeur vous arracher vous
La chair de mon coeur Ma mémoire Mes chéris
Le sang de vos veines rendez-le-moi
Réintégrez mon corps vous entrailles.
« Mon corps ». Qu'est-ce à dire ?
Et plus encore,
Comment peut-on être soi là ? 14
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1. Chacun.e d'entre nous possède dans son corps des cellules humaines étrangères. Ce phénomène s'appelle le microchimérisme. Les hommes reçoivent ces cellules pendant la gestation par l'intermédiaire du placenta. Les femmes, de par les grossesse successives, peuvent devenir une vraie réunion de famille à elles seules. Pour plus d’informations, lire cet article publié dans le quotidien suisse Le temps, Cette chimère qui sommeille en nous de Florence Rosier.
2. Le mythe de Chimère sur Wikipedia
3. Définitions d'individu dans le Trésor de la Langue Française. Emprunté au latin individuum « ce qui est indivisible ; individu (par opposition à genre et espèce) ; atome ».
4. Extrait de Ainsi parlait Zarathoustra, livre de Nietzsche, 1883
5. Devise inscrite au frontispice du temple de Delphes, reprise par Socrate et retranscrite par Platon dans Le Charmide.
6. Voir l'épisode 2 de Hexenhammer de l'autrice.
7. Dans cette conférence filmée au Royal Institute of Philosophy, The Metaphysics of Pregnancy la philosophe Elselijn Kingma (elle dirige un projet de recherche philosophique autour de la grossesse et la maternité) expose son sujet de réflexion : le foetus est-il une partie du corps maternel ou un hôte extérieur accueilli dans le corps de la mère (elle prend ici l'exemple du gâteau dans le four : le gâteau ne fait pas partie du four) ? La philosophe penche pour la première proposition.
8. Ghostbusters, film d'Ivan Reitman, 1984
9. Être singulier pluriel, livre de Jean-Luc Nancy, 1996.
10. Les thèmes de prédilection de Jean-Luc Nancy sont ceux de la communauté et du corps et pourtant la grossesse n'est pas abordée directement dans son œuvre à l'exception d'un article de 1987 intitulé Identité et Tremblement dans l'ouvrage collectif Hypnoses publié chez Galilée.
11. Lettre de Rimbaud à Paul Demeny - 15 mai 1871, dite La lettre du voyant
12. Psychose, film d'Alfred Hitchcock, 1960.
13. Médée-Matériau, pièce de théâtre de Heiner Müller, 1985 traduite de l’allemand par Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger.
14. Le soi est également une notion biologique et immunologique qui vise à distinguer dans un organisme ce qui constitue l'organisme-même du reste (environnement, pathogènes...). La grossesse et le micro-chimérisme posent évidemment un certain nombre de problèmes théoriques. Pour plus d'informations, Identité et biologie : cet étranger que l'on fait soi article de Nicolas Chevassus-au-Louis publié sur Mediapart qui présente cette théorie et ses limites.


