top of page

Inventair/e

​

Parce qu’un jour j’ai poussé un garçon de dix ans dans la cour j’ai la certitude d’avoir plus de force que la moyenne / Je fantasme cette force dans les muscles

de mes bras et de mes cuisses en courant / Je crois la percevoir dans mon ventre quand je saute et que j’escalade / Chaque défi d’arbre à grimper, de saut à assurer ou de lancer de balle la met en jeu et chaque succès la vérifie / J’en augure des symptômes, chaleur, palpitation et souffle court puis me démène pour les trahir / Même au repos je crois qu’émane de moi le charisme tranquille des athlètes dont la puissance peut à tout moment ressurgir / J’aime les histoires de guerre, de chevalerie et de super héros / Batman, Spiderman, Arthur et les chevaliers de la Table Ronde, Zorro et Ivanhoé, les rois croisés et les empereurs romains / Je crois en l’honneur, la droiture et la loyauté / Je porte des pulls à col rond, des pantalons en velours côtelé et des baskets de sport / La dentelle, les paillettes, les coupes rondes, la broderie me débectent / J’aime passer mon index sur le tapis râpeux que forme le bas de ma nuque rasée / La sueur qui s’y accumule pendant mes jeux m’émeut / Dans la cour je joue au chat, aux gendarmes et aux voleurs, à la guerre, au prince-mage et au chevalier / Avec deux poings serrés l’un par-dessus l’autre je simule une épée / Deux poings l’un devant l’autre sont un arc / Une main qui va chercher derrière le dos : un carquois / Lorsque j’entends le bruit que fait un de mes amis pour figurer une flèche décochée ou un coup de feu, je sais que c’est mon tour de tomber / Je ne consens à tomber, c’est-à-dire à mourir, que si l’autre en a fait autant auparavant / Je prétends esquiver en imitant le bruit du vent avec ma langue / Je peux aussi me baisser ou sauter de côté / De temps en temps je m’invente un cheval en claquant de la langue / J’inspire de toutes mes forces et souffle parce qu’en hiver la vapeur chaude de ma bouche prend le pouvoir ardent de la gueule d’un dragon / Je laisse s’abattre dans l’air ma main et peux y sentir la pesanteur d’une lame / Avec un ballon mousse je joue au ballon prisonnier, au foot, au basket et au volleyball / J’apporte toujours le ballon dans mon sac pour me garantir un avis sur le choix du jeu / Je pose mon pied droit dessus et je gonfle ma poitrine comme si j’étais à la tête d’un immense empire / Il ne manque que le pli autour de ma bouche marquant mon impatience face au retard des autres pour asseoir mon emprise / Dès que le jeu démarre je fais tout ce que je peux pour gagner / Je m’épuise à courir jusqu’à en suffoquer / Je ne crie pas lorsqu’un joueur s’approche de moi et tire / Jamais je ne rougis même si je me fais mal / Plus la blessure est grande et plus rayonne le spectacle de mon absence de larmes / Il m’arrive de demander à mon père les résultats des matchs de foot du week-end pour prétendre le lundi tous les avoir vus / Je passe tous mes dimanches chez mon voisin Arthur, il a une Playstation 2, moi non, j’en profite pour avancer sa partie de Metal Gear Solid, chez moi c’est plutôt 007, Pokémon Stadium et 180° Snowboarding / J’aime les livres campant des garçons forts d’un destin de héros et d’une cotte de mailles / J’envisage souvent des manières de secourir le monde et je m’invente des quêtes / J’ai des figurines favorites : légionnaires, soldats confédérés, chevaliers, cow-boys et Indiens / J’ai un type de héros favori : beau, mélancolique, protecteur, fort mais magnanime, puissant mais triste / En tenant

dans ma main une figurine que j’incarne j’entrevois jusqu’à sa façon de caresser

sa barbe, de resserrer d’une seule main sa ceinture / Mes rétines sont des bobines de films américains / J’enfile mon masque et ma tenue de Spiderman à dîner / Je fais un bruit de salive avec la bouche pour simuler le jet de toile / Un imper à capuche noué autour du cou fait office de cape noire / Pendant des années en fermant les yeux j’imagine que je suis l’araignée descendant tête à l’envers vers Mary-Jane et que je sens ses doigts mouillés de pluie faire rouler sur mes joues le tissu de mon masque pour m’embrasser / J’évite d’adresser la parole aux filles à la récréation / J’estime ouvertement qu’elles ne savent ni courir ni jouer aux billes et aux osselets / Je fais exprès de sprinter derrière elles pour les affoler / Le simple fait de me tenir près d'elles me fait craindre un genre de contamination / À mes yeux une vraie fille est à protéger, à servir, à choyer, à aider, à secourir, à défendre, à courtiser, à honorer, à embrasser, à marier, à chérir, éventuellement à éblouir, à débaucher, à charmer, à baratiner, à flatter mais certainement pas à considérer / Je ne veux être avec elles que dans le rapport d’un prince et d’une fiancée ou d’un croisé et d’une dame / Chaque interaction avec l’une d’elles me définit et me menace / Dans un duel de Pogs contre Claire, il est envisageable de perdre si ma chance tourne en prétendant avoir retenu mes coups / Je gagne : le geste de lui laisser ses Pogs fait valoir l’étendue de ma toute-puissance à travers ma mansuétude / Un jour à l’école, je vois ma sœur pleurer, un garçon en est la cause, elle est menacée, instantanément je me promets de le tuer / Je me vois distinctement le faire souffrir jusqu’à ce qu’il hurle et devienne rouge / Ma sœur est faible, je dois la protéger / En privé je me gorge des images de premiers baisers / Les visages projetés sur les écrans géants de cinéma débordent dans ma poitrine / Je veux être chevaleresque avec Catherine Zeta-Jones et rude avec Cameron Diaz / Je veux secourir Keira Knightley à la place d’Orlando Bloom / J’ai des scénarios préférés : m’interposer pendant une agression ; maintenir éveillée en attendant les secours une fille allongée au sol après un accident de voiture ; la sauver d’un incendie puis la porter livide dans mes bras à travers les flammes, sa tête sur mon épaule / Dans ces rêves je maîtrise  le kung-fu, les premiers soins aux malades, la musculation / Je passe des heures de silence pénétré à parfaire les dialogues dans lesquels se noue notre amour / La plupart du temps je suis dans le bain : j’ai toujours un œil, une oreille sur la poignée de la porte au cas où celle-ci pivoterait / J’interprète successivement sanglots de douleur, plis d’hésitation au front, pudeur livide et courage tourmenté en me donnant à fond / Pour intensifier l’émotion il m’arrive d’embaucher des figurines : le Ken plié aux genoux à côté de la Barbie allongée m’emplit le cœur du sens du tragique / Je le fais ployer sous la responsabilité sans jamais le montrer / Même l’approche des flammes qui lui lèchent les chevilles lorsqu’il sauve la donzelle ne le fait pas ciller / Il lui murmure d’oublier toute raison et de s’abandonner, elle répond qu’elle ne le peut puis se pâme d’envie / Au bout de mes visions je m’allonge sur la fille et passe entre ses cuisses / L’idée d’enfouir quelque chose de moi à l’intérieur d’elle me fait jouir / Une seule peur me retient : qu’on m’appelle pour dîner avant que ça n’arrive / À tout moment je veux vérifier le dessin de ma silhouette dans les vitrines des magasins / Je cherche à déceler la ligne nette de l’ombre que creuse le muscle de ma cuisse quand il se contracte / Parfois je scrute la bosse du biceps sur le tissu de mon tee-shirt / Je fais glisser le plat de mes mains sur mes hanches pour les sentir étroites et dures / Quelquefois je lève le menton, je me raidis et je m’admire / Dès qu’il fait beau je me mets torse nu / Je serre ma mâchoire pour que saille l’os à l’angle de mon oreille et de ma joue comme j’ai vu faire dans les films cow-boys et gladiateurs / Je porte des chemises blanches que je laisse entrouvertes pour dénuder le mat de ma peau / Je veux un corps long et musclé, mais glabre / Les jours où mon père prend un bain j’entre brusquement dans la pièce pour essayer de voir son sexe / Chaque nuit je prie Dieu et le Diable équitablement pour que mon corps s’allonge et se renforce / Je le sens se transformer sous ma paume et jouis de l’hallucination / Certains vêtements colportent en leur dedans ce rêve et je les manipule comme des objets sacrés / Smoking, déguisements de surhommes, nœud-papillon lie-de-vin sont des calices d’une qualité inviolable et d’une nature parfaite / Quand je noue à mon col une cravate j’égale quelque chose d’un Dieu /

​

Noah Truong, à paraître en 2025

bottom of page