Lu par l'autrice lors du
festival Popodaï 2024
Blanche neige
(1- L’éducation sentimentale)
Enfant, ma belle-mère me disait :
LES PETITES FILLES DOIVENT CROISER LES JAMBES.
Il a neigé
j’entre dans une forêt douce
j’entre dans une forêt simple
où chacun laisse
sa ligne de trace
parallèle ou croisée
mais droite
– un trait chacun :
l’écureuil l’humain la mésange la biche la chute d’une graine l’hermine le lièvre le renard.
Les chiens eux vont partout
et reviennent à la ligne
de celui qui se dit maître
l’entrecroisant ainsi à celles de la forêt
(Lui Minotaure ignorant
ne s’en aperçoit pas et va
droit
croit au chemin tracé)
« PETITE FILLE »
Enfant, est-ce que mon corps avait un nom ?
L’animal différent des autres n’est pas l’humain mais
le chien
dans la forêt l’humain va droit
comme la biche ou le loup comme la chute
d’une graine
seul le chien va par méandres
va par nœuds
va à tous à chacun
désire tout tous –
les vivants contraires –
dévoré d’amour.
Enfant, ma belle-mère mesurait l’angle d’ouverture de mes jambes.
Il a neigé
j’entre dans une forêt électrique
où les lignes de trace à haute tension
empêchent les chemins de dormir
j’entre dans une forêt insomniaque
où l’on passe de la fausse nuit blanche du couvert
à de grandes clairières de jour
blanches
aveuglantes
accumulatrices
grésillantes
vierges
pièges de jour où aucune bête ne va
toutes les pistes arrivent et s’arrêtent là.
Il était une fois une pauvre petite vierge que sa marâtre
avait enfermée dans un donjon affreux – car
c’est ainsi que l’on fait toujours des petites vierges.
Tout le monde au pays la prenait en pitié
beaucoup avait tenté de l’en délivrer mais
tous avaient péri.
C’est qu’à des lieux à la ronde
tout autour du donjon affreux
la marâtre avait répandu une fine farine
et personne ne pouvait entrer ou sortir du donjon sans y laisser
l’exacte phrase de son corps
la grammaire unique de son désir et de sa direction.
Au matin la marâtre s’accoudait à sa fenêtre et n’avait plus qu’à
lire l’immense plaine blanche où tous
avaient écrit qui ils étaient
d’où ils venaient et où ils allaient
avaient écrit le propre poids de leur corps
(qu’on trouvait après soustraction du poids de la petite vierge).
Je vous ai bien roulés dans la farine ! criait la marâtre
et elle envoyait ses sbires
porter aux phrases le point final.
Enfant, on m’apprenait
on me montrait des « petites filles »
si elles étaient sages
des animaux faisaient cercle autour d’elles
ou se couchaient à leurs pieds
au lieu de les dévorer.
(2- En proie à l’amour)
Enfant, mon corps appartenait
aux mains de qui le soignait
mon corps était
couverture roulée
sous la couverture dont on le bordait
mouchoir en boule
mouché au mouchoir qu’on lui appliquait au nez
chemise froissée
qu’on habillait de vêtements fraîchement repassés.
Il a neigé
j’entre dans une forêt en attente
j’entre dans une forêt attentive
comme tout ici se penche vers moi !
les rameaux me
regardent
doucement s’inclinent me
saluent m’
attendent me
suivent le corps à la trace
Enfant, d’amour on vous dit :
Je vais te dévorer.
Je laisse au sol l’exacte phrase de mon corps
de mon désir et de ma direction
tous mes creux diront aux autres corps
mes cuisses douloureuses
l’impossibilité de la fuite
diront comme j’oriente mal la flèche de
ma colonne vertébrale
au ciel
quand tous les autres animaux la lancent droit devant eux
visant aux autres corps.
Il était une fois une pauvre petite vierge que sa marâtre
tenait cloîtrée dans sa chambre – car
c’est ainsi que l’on fait toujours des petites vierges –
constamment à sa fenêtre l’enfant
écoutait les bruits de la forêt
s’étonnait des calligraphies dans la neige
et voulait savoir ce qu’on appelait un animal
car elle n’en avait jamais vu le corps.
Alors on lui disait que ce n’était rien d’autre que
ces traces alphabétiques dans la neige ou
ces cris brusques
rien que de très transparent.
Le chasseur qui avait grande pitié d’elle
lui apporta un jour un écureuil
Voilà les W écris dans la neige
puis un lièvre
Et voilà les grands Y.
Les jours suivants il lui porta encore toutes sortes de bêtes
les signes et les voix prenaient visage regard et odeur
prenaient panique de fourrure chaude et palpitante.
Mais mises en cage toutes mouraient de chagrin
au bout de quelques jours. On les remplaçait
pendant que la petite vierge dormait mais
comme elle s’en rendait compte on finit par
les empailler
toujours en cage.
Bientôt la chambre de la petite vierge fut remplie
de corps morts
et de mites dorées.
Enfant, quelles lettres traçaient mes jambes dans la neige ?
J’avance colonne lourde
au milieu des tirs de flèches.
– comme tout se penche vers moi qui marche ici !
(3- L’appel)
Enfant, ma belle-mère me disait :
C’EST PAS BEAU LES GROS MOTS DANS LA BOUCHE D’UNE PETITE FILLE.
Car enfant, on me regardait dans le creux de la bouche.
J’entre dans la forêt de neige et la neige
m’attend
attentive attend mon corps
attend mon plein
et aussi mon pas mon empreinte
mon vide.
Je suis dans chacun de mes creux
chacun selon son creux laisse sa trace.
Je suis dans les creux de tous les autres
aussi – écureuils renards mésanges et
j’en passe – tous corps transparents bondissant
dans la forêt claire
signes.
Enfant, j’avais une bouche trou
j’étais dans une forêt
et je t’attendais
la neige n’était pas encore tombée.
Parfois un tout petit peu de neige tombe d’un rameau
une bille à peine
pourtant rien
n’a bougé ni vent ni oiseau
un tout petit peu
çà et là
(à cause de quel infime point de réchauffement ?).
Je tombe aussi parfois alors que rien
ne bouge
je tombe
amoureuse
malade
des nues
d’ennui
en disgrâce.
Il était une fois une pauvre petite vierge que sa marâtre
avait abandonnée en pleine forêt – car
c’est ainsi que l’on fait toujours des petites vierges –
accompagnée d’un chasseur et d’un
couteau
– car il fallait la tuer.
Le couteau battait à la cuisse du chasseur
et battit longtemps car
le chasseur ne pouvait pas
depuis si longtemps sa main tenait la petite main
qu’il ne savait plus
où la sienne s’arrêtait où l’autre commençait
il ne pouvait pas
la tuer il l’abandonna
pour retrouver sa main sa propre main.
Alors il fut si étonné d’y reconnaître à nouveau ses cinq doigts
– pas un ne manquait !
Quel prodige ! –
qu’il rentra au château en oubliant de tuer une biche
pour en rapporter le cœur.
La biche vécut on le tua.
L’enfant attendit en vain qu’on vînt la chercher.
Tomber tomber tomber
tomber encore
(à cause de quel infime point de réchauffement ?)
seule danse possible.
Enfant, ma bouche trou chantait d’une voix blanche.
Quelle était la berceuse que je chantais toujours ?
depuis toujours ?
(non pas depuis toujours depuis…)
La berceuse qui m’occupait l’esprit
et me soignait le corps
(… depuis l’autre forêt où tu ne venais pas)
dans la neige.
(4- Abandonnée)
Enfant, la terre était si aride et si dure
je ne laissais aucune
trace dans le sol
sec et noir.
Dans la forêt sèche
on ne me retrouverait jamais.
Je faisais comme les biches je cassais
des petits rameaux à hauteur de mes épaules
je m’arrachais des cheveux et
les accrochais à toutes les épines
je disposais des glands et des coquilles
sous chacun de mes pas pour les écraser
mais tes yeux étaient trop lourds pour voir
ça ce petit ça
arrachements ténus et brisures de
rien
ligne de cataclysmes dans les infra-mondes de ton regard.
Mon corps transparent marchait
d’arrachements ténus en brisures de rien
et tu ne le voyais pas.
Tu ne me cherchais pas.
Enfant, mon corps n’existait pas.
J’entre dans la forêt
mon corps de mots
transparent
marche
Il était une fois une pauvre petite vierge que sa marâtre
avait vendue – car
c’est ainsi que l’on fait toujours des petites vierges –
elle avait voyagé sans rien savoir de la mer car
elle était à fond de cale
puis sans rien savoir de la terre car
elle était à fond de fourgon.
Elle arriva si loin de Loin
que personne ne la connaissait donc
personne ne la prit en pitié
son château était de Loin, or,
Loin était un pays qui n’avait jamais existé
donc
elle n’existait pas
alors
elle sut qu’elle n’existait pas.
Je m’arrache quelques cheveux noirs
les accroche à toutes les épines et
j’appelle mon corps ronce
j’appelle mon corps aubépine
j’appelle mon corps houx
puis
mon corps-ronce attend la neige
mon corps-aubépine attend la neige
mon corps-houx attend la neige.
Adolescente, quelqu’un a donné un nom à mon corps
le nom était dans sa bouche à lui
ma bouche n’était plus mon creux
mais son trou.
La forêt est cassée le long des chemins
tous les animaux y passent sûrs
de ne plus y écrire leur corps.
Je déchire des petits bouts de ma robe
et les sème sur le chemin
tous les animaux y passent sûrs
d’être invisibles au chasseur
sous mon corps transparent.
Illisibles.
Nous sommes illisibles.
Notre voix est blanche.
Nous attendons la neige.
(5- Retrouver)
Femme est un mot – un terme –
que d’autres disent pour donner un nom à mon corps.
Femme naît dans la salive de leurs bouches et me termine le corps.
Il a neigé
j’entre dans une foule
ce sont des arbres
comme tout ici se penche vers moi !
J’écris ma ligne de traces parmi
les lignes de traces
tantôt parallèles tantôt croisées
mon corps évide
mon nom en creux parmi
le plein de la neige
et les vides des autres corps.
Je me souviens qu’enfant, la nuit était un endroit sans nom sur la carte du monde
mon corps m’était une nuit où je pouvais enfin dormir
la lune des rêves l’éclairait d’angles crus et de puits d’ombre
et tout – lacs forêts plateaux
tourbes neiges et sables –
avait une drôle d’haleine.
Comme aujourd’hui.
Nos noms sont transparents et bondissants
nos noms commencent au bout du chemin
et dispersent les syntaxes de nos désirs
jusque sous les ronces
où les chiens et les chiennes de l’amour
nous rendent illisibles
nos pleins sont les vides de la neige
et les vides de la neige sont nos pleins
Aujourd’hui, ma langue remplit mon creux.
Mon creux est ma bouche et ma bouche est mon plein.
Je suis du creux
comme on dit des autres qu’ils sont
du pays du coin de la confrérie
je suis du creux.
Je suis de la ligne de traces comme
d’autres sont d’une lignée.
Il était une fois une pauvre petite vierge à qui
l’on avait coupé la langue – car
c’est ainsi que l’on fait toujours des petites vierges –
sa marâtre avait coupé un bout son père un autre bout
son grand frère lui avait arraché la racine. C’était bien pratique
car elle pouvait enfin sortir de son donjon
elle pouvait enfin se promener comme elle le désirait
– avant cela on la tenait enfermée – se promener dans
la forêt enneigée car tel était son désir
son unique désir.
C’est que souvent
elle avait plongé ses mains dans la farine.
En grand secret.
Un jour elle avait plongé ses bras jusqu’aux épaules
le lendemain ses jambes jusqu’aux cuisses
le jour suivant ce fut le ventre.
Au quatrième jour elle s’y plongea tout entière.
C’est au cinquième qu’on lui coupa la langue
et puis on lui ouvrit la porte et elle entra enfin
dans la forêt de neige.
J’entre au milieu des présences
les fruits rouges des sorbiers m’indiquent un chemin d’oiseau.
Il a neigé. Nuit blanche.
Je ne sais rien de la déhiscence des graines mais
j’avance entre les chutes.
La forêt fond.
Mes habits fondent.
Maintenant, ma langue évide ma bouche
comme mon corps évide la neige
formant ligne de traces.
Le lièvre trace des lignes à ne pas pouvoir les suivre.
Les lignes à haute tension de la faim parcourent la forêt insomniaque.
Illisibles.
Nous sommes illisibles.
Comme tout se penche vers nous qui marchons ici !
Ma langue excave de ma bouche des corps en creux :
j’appelle les corps : corps.
Voici ma lignée.
J’entre dans une forêt de neige
et la neige me parle.
Retrouvée.
Je suis retrouvée.
Christine Guichou, inédit, 2024