Hydro-fiction
Hydro-cosmogonie
À l’origine, l’univers était liquide.
Après l’explosion élémentaire, il n’y avait qu’un océan.
Aussi immense qu’imperceptible.
À peine contenues par la membrane du concevable, les premières secondes de notre univers étaient fluides, liquides, visqueuses, gluantes ; humides et torrides.
Il y a 13 milliards d’années, les gluons se liaient aux quarks, créant ce liquide parfait, cette eau primordiale dont seuls les échos rayonnants nous parviennent encore, fossilisés dans le ciel qui nous abrite.
C’est de cette eau primordiale et sensuelle que tout est né. Les particules se caressent en remuant, une onde fripe la surface de l’univers. Lentement, des vagues se dressent et repoussent les limites de l’imaginable. Les particules liquides commencent à flotter.
Chaque gouttelette en expansion devient une étoile fluide, engendrant des systèmes aqueux, tourbillonnants. L’univers se remplit petit à petit de galaxies humides, dégoulinantes et bouillonnantes.
Hydro-miracle
Dans une de ces galaxies, une planète-étoile nous intéresse plus particulièrement. Pour l’instant, elle n’a pas de nom.
Comme beaucoup d’autres à ce moment-là, elle est principalement composée de magma brûlant et de croûte en fusion. Ce spectacle est particulièrement brutal pour l’instant, mais attendez, une forme de magie liquide va opérer.
Très lentement, la chaleur infernale baisse, et laisse place à une température plus supportable. Cela produit de la vapeur qui envahit l’atmosphère primitive. Plus la température baisse, plus le ciel se charge d’humidité, et voilà. La première goutte tombe sur cette planète en fusion. Puis une deuxième. Puis elles sont des centaines, des milliers. Il pleut. Il pleut !
Il pleut de la vraie eau. Elle est encore brûlante, c’est le début, mais attendez un peu ! Plus il pleut, moins il fait chaud ; et plus il pleut encore. Cette pluie primitive dure pendant des milliers d’années.
Ce liquide céleste et providentiel commence par refroidir le sol, et le solidifie goutte après goutte. Puis il refroidit l’atmosphère, qui se remplit de nuages et est saturée d’eau. Le déluge, petit à petit, commence à tout remplir. Par-dessus la croûte terrestre maintenant raffermie, l’onde commence à fluer, à couler, s’infiltrer dans les crevasses, puis à monter, grimper le long des plaques qui forment maintenant des continents. Elle recouvre petit à petit la planète entière, à part les plus hautes montagnes, formant un océan fabuleux et immense, dont la surface se ride calmement.
Et puis après ces milliers d’années, les nuages se dispersent. Elle apparait enfin. C’est la planète bleue.
Hydro-genèse
Les continents ne sont que des cailloux inhabitables, où le soleil brûle tout ce qui apparait. L’océan — gigantesque et sublime — est le seul environnement accueillant de cette planète aqueuse. C’est donc sous sa surface protectrice et dans ses eaux apaisées que la vie apparaît.
Les premières vivantes de la planète bleue sont minuscules. Ce sont des travailleuses imperceptibles.
Ce sont les tout premiers corps d’eau, les gélatines océaniques primordiales. Elles sont composées d’ADN liquide, entouré de deux membranes ténues : une gaine de mucus et une couche visqueuse. Deux petites membranes gluantes et rebondissantes, interfaces fondamentales et perméables.
Ces corps aqueux, presque indifférenciés du milieu qui les engendre, ne sont pas sexuellement différenciés. Ils ne sont même pas vraiment sexués. Et pourtant, c’est eux qui engendrent tout. La production de l’oxygène, la constitution de l’ozonosphère, l’apparition des premières vivantes photosynthétiques sur les cailloux continentaux, et puis enfin, la vie. La vie telle qu’on la connaît, qu’on l’explore, la vie terrestre sur pattes. On a dit après, que ce jour-là, la vie a émergé des océans. Ce n’est pas techniquement faux. Mais voilà ce qu’il s’est réellement passé : l’océan, contenu dans des membranes plus ou moins épaisses, a eu envie de découvrir l’au-delà de sa surface fluide. Il s’est donc fait pousser deux paires de pattes, et a sorti sa tête de lui-même. Depuis, un océan de vie se balade sur l’autre surface, la surface de la terre. Aujourd’hui, nous sommes les héritières aqueuses de cette envie d’exploration. L’eau qui coule en nous et qui nous constitue, est la même que celle qui a facilité la vie il y a 2,5 milliards d’années. La même qui a vu les premiers coraux grandir, les dinosaures se pencher pour boire et les premières fleurs fleurir. La même qui a facilité, nourri, vu mourir, accouché, lavé, transporté la vie toute entière.
Hydro-plaisir
Mais cette eau n’est pas seulement celle qui nous engendre. Elle n’est pas seulement une matrice fertile pour tous les corps d’eau qui nous entourent et que nous sommes. L’eau est créatrice. Créatrice de joie, de lâcher prise, de tensions, de relations, de splendeur, de lenteur, de rapprochements, d’éloignements, de chaleur et de fraîcheur ; elle facilite beaucoup de joies somatiques innocentes.
Rappelle-toi de la dernière fois où tu as senti les premières gouttes d’une averse fraîche ruisseler sur tes bras et ton visage un jour de chaleur accablante. Rappelle-toi de la dernière fois où, pour étancher ta soif, tu as bu si vite que deux flux se sont créés aux commissures de tes lèvres, dégoulinants le long de ton visage béat. Rappelle-toi de la dernière fois où tu as abandonné ton corps tout entier à un corps d’eau plus grand que le tien, et que tu t’es laissée soutenir et flotter dans son abondance. Rappelle-toi des fois où tu as marché pieds-nu dans l’eau, où tu as mis tes mains en coupe pour la recueillir, et où tu as pu t’abandonner à elle. Sentir les embruns c’est déjà te sentir toi-même. L’eau te ramène à l’actuel, à qui tu es et à ce qui te contient.
L’eau qui te compose et les membranes qui la retiennent sont des récipients incroyables pour tout l’érotisme que tu reçois et que tu ressens. Elle te ramène à la sensation, t’appelle à te laisser toucher par le monde, à te rendre vulnérable émotionnellement et physiquement à tout le plaisir qui t’entoure et qui te nourrit.
Quand tu bois, quand tu te baignes, quand tu te laves, quand il pleut, quand tu lâches prise, quand tu t’abandonnes à un autre corps d’eau, quand tu te mouilles, quand tu pleures, quand tu saignes, tu vis. Et c’est la sensualité de l’eau qui t’appelle et te prend toute entière. C’est de cette sensualité que tu tires ta force et ton pouvoir, cette capacité fabuleuse à être en confiance dans le chaos des vagues les plus hautes et dans la quiétude des lacs les plus lisses. L’eau t’aime, te protège, te permet d’être toi-même sans remords. L’eau te dit que la sensation suffit, et que tu peux la suivre. Laisse-toi couler. Elle t’attend.
Hydro-manifeste
Nous sommes les hydro-sexuelles. Nous ressentons l’eau en nous et tout autour de nous. Elle nous aime et nous l’aimons ; passionnément. Nous collaborons avec elle de manière consciente, et nous incarnons notre corps d’eau avec fierté et reconnaissance.
Nous faisons corps avec l’eau. Nous accueillons tout le plaisir qu’elle peut nous donner et toute la vulnérabilité et toute l’authenticité auxquelles elle nous attire. Nous observons le trouble qu’elle crée en nous et nous l’acceptons à canaux ouverts. Nous marchons sous l’orage, nous prenons des bains de minuit, nous pissons dehors, nous admirons les étendues d’eau de l’extérieur ou de l’intérieur, nous jouissons de tous les états aqueux, nous nous tenons droites dans notre aquosité.
Nous sommes des amantes de bord de piscine, des pleureuses, des jaillissantes, des oracles aqueuses, des urophiles, des sourcières, des travailleureuses du sexe, des guérisseureuses, des exhibitionnistes, des artistes, des éducateurices sexuelles, des méditantes, […].
Même si nous ne le savons pas encore, nous travaillons à définir les frontières de l’hydrosexualité, à partir de nos expériences, nos recherches, nos explorations, nos sensations, nos expérimentations, nos rêves et nos visions.
Nous ne nous battons pas. Nous pensons que ce serait donner trop d’importance à ce qui ne nous sert pas. À la place, nous tenons des espaces aqueux, temporaires ou permanents, dans nos chez-nous, nos ateliers, nos parcs, nos corps d’eau, nos points d’eau ; à la source ou dans le flot. Nous y accueillons celleux qui ont besoin d’écoute, de soin, et de voir les choses d’un autre œil. Un œil neuf, intuitif, curieux, maladroit, étrange, puissant. Un œil — leur œil — qui voit les utopies que nous créons, et qui comprend que nous sommes des gouttes, et que nous formons des mares, des lacs, des mers où nous pouvons être nous-mêmes sans nous en excuser. Nous sommes des océans en acte.
L’hydro-sexualité est notre identité. Nous revendiquons l’exploration hydro-sexuelle du monde comme une exploration poétique et politique. Nous nous extrayons des binarités de genre et de la différenciation sexuelle pour revendiquer notre fluidité. Nous reterritorialisons notre désir et notre plaisir à travers l’érotisme aqueux, et nous nous ancrons dans le pouvoir qu’il nous donne. Notre corps d’eau entier est érogène. Nous profitons des qualités transformatives de l’eau pour fluer et refluer à l’intérieur de nous- mêmes et à l’intérieur des autres. Nous exultons de joies somatiques, d’art et d’amour.
Nous honorons l’eau primitive, la même eau qui coule en nous et autour de nous depuis des milliards d’années. Nous la chérissons, et toutes en conscience de son pouvoir et du notre, nous avançons vers la guérison.
Ambre Petitcolas, inédit, 2021