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Bip bip et Vil Coyote

épisode 232

- extraits -

 

 

 

L’Amour, passionus heteronormicus, se cache derrière un petit rocher. Une sorte de rocher, du moins, en forme de tête de crâne. Le Monsieur et Moi, couplus frénéticus, on le cherche partout, dans ce désert de boue. À la limite, c’est beaucoup plus difficile de le chercher la nuit, parce qu’on n’y voit rien. Avec des poursuivantes comme le Monsieur et Moi, l’Amour trotte tranquille, c’est sûr.

 

 

 

Entre-temps il trotte, avec sa peau brillante et ses dix testicules, je dis dix ça pourrait aussi bien être douze. Ça fait si longtemps qu’on ne l’a pas vu, il faut dire. Ni le Monsieur ni Moi ne nous souvenons vraiment, précisément, du nombre de ses boules. L’Amour.

Et devant nous l’Amour commence à s’éloigner, crush supersonicus. À nouveau il clignote, bip bip, longs cheveux, longues jambes châtaines, souples et décidées, à savoir décidées, disparaît chaque fois, réapparaît plus tard, à nouveau et bip bip, une fesse après l’autre, blanche et crue de lumière.

 

S’éloignant de nous, l’Amour se dirige. Il clignote. Il vérifie sa place dans le système solaire. Il s’est monté la tête.

Les évènements récents, c’est la fuite de l’Amour au milieu du désert. Et j’ai cessé, depuis, de décrire la nuit comme continue mais la nuit, cependant, continue.

La nuit, c’est l’endroit où commence la fuite du sentiment d’Amour, Amour que nous coursons, depuis le début du texte, le Monsieur et Moi, si vous avez suivi. Car le désir nous pousse à attraper l’Amour et, même éteinte la Terre, le désir ne meurt pas pour autant.

La nuit continue donc sur le Monsieur et Moi, au milieu de la ville et l’absence de l’Amour, qui s’est carapaté.

Le Monsieur et Moi, pour courir plus vite, plus efficacement derrière l’Amour en fuite, on a une stratégie :

-Premièrement, on est deux.

-Deuxièmement nous tentons d’étonner l’Amour, par le peu de peur qu’il nous fait. On marche bizarrement sur ses traces de boue. On lui hurle dessus. On lui lance des objets achetés pour l’occasion au magasin ACME, on lui cavale derrière comme des clownes chaussées de savates trop lourdes.

Et ça fonctionne. La preuve : à notre approche, l’Amour lève haut les sourcils. Même de dos, ça se voit.

La ville, ça dure le temps d’un dessin animé, un décor une saison. Un été lent avec des ouvriers orange qui manient le marteau, le jazz puis, à nouveau, à peine et nous marchons, le Monsieur et Moi. Un élan calculé, depuis le début du clip, pour éviter la chute dans la crevasse béante de la rue. C’est notre fameuse tactique urbaine de démarrages et d’arrêts brutaux, par étapes. Un vent chaud.

Courir après l'Amour, courir. Dans le désert de jaune, dans le désert de boue puis dans la ville. À force, nous restons là, sur place, le Monsieur et Moi. Couplus congélatus. C’est un effet spécial. Nos jambes effrénées dessinent un nuage de mouvement immobile. Ça nous donne le temps de plonger dans le Livre.

Comme je lis le Livre avec attention, le mot Amour finit par grimper sur mon ongle. Le Monsieur réagit : entre mon doigt et moi, il déroule un ruban de route instantanée, achetée pour l’occasion, et l'Amour file dessus, de toutes ses pattes véloces. Il fonce dans notre piège. On va enfin l'avoir !

On se remet sur pied, le Monsieur et Moi, et on court à sa suite. Mais le ruban se coince au bord de la crevasse, tournicote, frisouille injustement, nous tire et nous entraîne, plus lourdes que nous-mêmes, au bas du gratte-ciel, avec le yoga, le désert tout entier et son calcaire citron, le rocher du début, (celui en forme de crâne), et différents taxis qui s'entassent tôlement sur les autres et sur nous. Aïe ouille aïe ouille aïe.

L'Amour est déjà loin, point rougeoyant, détail sur la pointe du clou, minuscule. La ville le ravale, goudron contre goudron. Elle se replie sur lui dans le fracas terrible qui était à prévoir.

« THAT'S ALL, FOLKS ! »

Copyright : © Facteur Galop entertainment

La musique s'envole, les boudins rouge-orange soudés les uns aux autres jusqu’au nombril central d'une peau irritée, la couverture du Livre.

Amélie Durand

Bip-Bip  et Vil Coyote Episode 232

éditions Facteur Galop

2025

​° ° ° ° °

Grammaire pour cesser d'existerAmélie Durand - lu par Esther Salmona
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Grammaire pour cesser d'exister - extraits -

L'accord dans le groupe nominal

Bien souvent, il serait avantageux de n’être pas là. Le soir, par exemple, je rentre chez moi et j’attache mon manteau à une patère. Ce sont des moments comme ça. Ou alors, le soir, je rentre chez moi et j’entends quelqu’un dire : « Ça ne m’étonnerait pas mais alors pas du tout » ; et il faut que je réponde. Parfois, aussi, je mets mes vêtements à laver au Lavomatic.

Parfois, je rentre chez moi, je me tourne tout doucement vers le mur et j’y plaque les deux mains. Après, je glisse imperceptiblement vers le sol et depuis la cuisine mon colocataire me dit : « Encore faudrait-il qu’ils sachent ce qu’ils veulent, ces gens là. ». Il me demande aussi si j’ai mal aux genoux. Je n’ai pas mal aux genoux, ça va. Je n’ai jamais eu de problèmes d’articulations.

Mon colocataire est coopératif, d’une certaine façon. Il ne comprend pas vraiment ce que je fais mais il ne cherche pas non plus à m’en empêcher. Parfois, on est tout nus chez nous, dans notre chambre, et il met sa main sur mon cou, par exemple. C’est même gentil de sa part. Notre lit est presque collé à une grande fenêtre qui donne sur un mur. Ce sont des moments comme ça.

Une seule fois, il a eu l’air de comprendre que je suis, depuis des années, en pleine investigation. Il avait mis ses mains sur moi alors j’ai regardé à travers sa tête et je suis allée me plaquer contre la fenêtre. C’est là qu’il a dit : « Qu’est ce que tu fabriques, encore ? ». Ce qui m’a semblé le plus inquiétant, c’est qu’il a dit « encore ». Finement, j’ai décidé de rester collée à la vitre jusqu’à ce qu’il éteigne la lumière et qu’il s’endorme. On n’a plus jamais reparlé de fenêtre. C’est comme ça, avec les hommes, me disait ma mère. Elle disait aussi autre chose mais j’ai oublié quoi.

pp.3-4

 

 

 

 

 

 

Mise en cadre

Chaque colocataire est sans doute une sorte de sac de sable. Que chacun le veuille ou non le sable, tout au long de la vie, est tombé en lui de telle façon et le tissu du sac s'est serré autour de lui si fermement, emprisonnant et figeant les grains les uns contre les autres, que le tissu de son langage est devenu un sac tendu autour du sable par le poids du sable en lui, tendu autour des mots par le poids des mots en lui, par le poids des vieux mots tombés comme ça par hasard en lui mais qui, serrés ensemble, ne bougent plus, tirent vers le sol et façonnent immuablement la structure secrète de l'intérieur du sac. Un sac s'assied, un sac marche de long en large, un sac s'accoude à la balustrade, un sac lit le journal, un sac dit non.

Ce qu'il y a c'est que pour sortir le non du sac, selon à quelle profondeur il est enfoui, il faut excaver et sortir avant lui une quantité plus ou moins grande de sable qui n'a rien à faire avec la situation présente. C'est ainsi que récemment j'ai été prise au dépourvu par mon colocataire qui me demandait si je souhaitais l'aider à repeindre les volets.

Pour pouvoir sortir le non, qui était à ce moment là au niveau du milieu du sac, j'ai été obligée de sortir d'abord que les volets sont très souvent en bois de sapin, que certaines marques de peinture font encore entrer des dérivés du plomb dans leur recette, aujourd'hui, en France, que dans certains autres pays il n'y a pas de volets aux fenêtres, que la couleur verte me fait penser à l'océan, que si on clouait une bonne fois pour toutes les volets à la façade on n'aurait plus besoin de les ouvrir le matin et de les fermer le soir, que j'ai lu, quand j'avais quinze ans, un roman de Philippe Djian dans lequel deux amants passent leur temps à repeindre des volets en violet et à baiser dans des bungalows en plein soleil, que la tâche de peinture n'est pas vraiment virile, qu'il y a des hommes qui peignent et qu'il y a des femmes qui peignent, que les hommes préhistoriques faisaient pipi sur les peintures rupestres pour fixer les pigments à la paroi rocheuse, que peu importe la couleur, que l'important est de protéger le bois de l'humidité, qu'il y a des gens qui savent qu'il pleut avant qu'il ne pleuve et que je ne l'aiderai pas à peindre les volets, non.

pp.18-19

 

 

 

 

 

 

Les semi-actes

À plusieurs reprises au cours de ma vie je me suis attachée à suivre des personnes de mon âge dont il me semblait qu’elles devaient avoir un tableau de bord très synthétique et très simple. C’était à l’époque où j’étudiais la possibilité d’imiter la candeur et l’intégrité de mes semblables, à défaut d’avoir les miennes propres. Pour commander deux boules de glace au même parfum framboise, par exemple, soit il m’aurait fallu tant de temps pour trouver mes propres mots, les mots suffisants, que le marchand aurait fermé son stand avant d’avoir pris ma commande, soit j’aurais tant et tant parlé de tout ce qu’étaient pour moi les glaces, de tout ce qu’était pour tout le monde la glace, que le marchand, assailli par une voix venue de partout, n’aurait pas compris que j’étais là, devant lui, pour en acheter deux boules.

Je me souviens d'avoir suivi comme son ombre pendant tout un été un colocataire du nom d’Emile qui avait les mêmes goûts que moi en matière de crème glacée et qui trouvait toujours en un rien de temps les mots pour le dire : pour dire qu’il en fallait deux boules et que c’était lui-même, Emile, qui les voulait. Ça lui venait comme ça.

Fascinée, j’observais comment le colocataire marchand de glaces, informé sur le souhait d’Emile et assuré de connaître l’identité de qui avait passé commande, trempait sereinement sa cuiller lunaire dans l’eau tiède sans plus faire attention à mon héros qui disparaissait plusieurs dizaines de secondes, parfois une minute entière, au profit du bol d’eau, de la boîte en plastique Carte d’Or et de la caisse enregistreuse, et ne réapparaissait qu’au moment de payer en marmonnant «bon aprème».

pp.23-24

 

 

 

 

 

 

Le style indirect libre

Il existe sans doute une sorte de coquetterie de la disparition et je crois qu’on peut se faire aimer de quelqu’un rien qu’en lui disparaissant. Au lieu de sagement me résoudre à disparaître au peu de colocataires que j’avais déjà et par les boutons-programme que je maîtrisais, quand j’étais jeune j’ai laissé mon intelligence s’attacher aux minutieuses différences de couleur qui distinguent les synonymes, à la sensualité de la ponctuation et aux raisons pour lesquelles je passais toujours inaperçue aux vernissages lorsque je conjuguais tous mes verbes au passé antérieur. Je regrette aujourd’hui ces préoccupations bêtasses et ces ambitions démesurées qui m’interdisent désormais de disparaître même au seul colocataire que je connaisse vraiment, celui avec qui je vis et dors et de la présence de qui je me contente la plupart du temps.

p.31

 

 

 

 

 

 

Circonstancielles elliptiques

En ce moment, par exemple, il est en train de me demander combien de sucres je prendrai dans mon thé. C’est quelque chose qui arrive régulièrement. Je me souviens d’un temps où j’aurais vu là une occasion de tenter l’usage de nouvelles options. « Trou ah, tout rou ah, ahha ! Trois vas-y mets-les-y, mélèze, iiii, mais les, mais les, mais mais lait donc ! Quoi tu les mets ou je me l’aimais moi-même mais sucre ? ». L’expérience m’a enseigné, depuis, la vanité des papillotements de l’homophonie. Je n’en dirai rien de plus.

Je ne peux cependant pas renier ces flottements par lesquels je suis passée, car ils sont symptomatiques de la scientificité avec laquelle j’ai toujours traité, vis- à-vis de moi-même, de la possibilité de disparaître. Jamais je n’ai gaspillé mes échecs : chaque vaine tentative fut consignée dans mon journal, même à l'époque lointaine où ma présomption et mes lectures imbéciles m’amenaient à faire les expérimentations les plus fantaisistes.

Volontairement ou non, ma mère m’a transmis une partie des compétences que je mets en œuvre au quotidien pour, par le simple choix de mes mots, disparaître. Cependant je dois admettre que ces quelques astuces ne me suffisent pas à faire face au monde actuel ; j’imagine que ce sont des choses qui marchaient bien dans les années quatre-vingts. Je ne peux en user que dans des situations anodines, où il ne m’est pas terriblement nécessaire, finalement, de n’être pas là. Par exemple, quand je taille la haie.

pp.32-33

 

Amélie Durand, Grammaire pour cesser d'exister

éditions Le Sabot, 2022

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