Comportement du doux
Maggie Nelson récrit la couleur bleue. Elle ne parle pas de nuances de bleu, ce bleu qui la touche tant / mais elle dit pourquoi le bleu l’accompagne, comment il la saisit parfois sans prévenir et d’ailleurs le bleu l’habite d’une manière si précise et très déliée (un peu comme une amie, une amante ou une douleur), c’est très beau franchement.
Franchement, j’adore sa façon de dire : le bleu me construit et je construis le bleu.
But what goes on in you when you talk about color as if it were a cure, when you have not yet stated your disease.
Je ne connais personne d’atteint de cette étonnante maladie, qui est aussi remède, et je constate que je ne suis pas non plus construite par le bleu, ni malade d’aucune couleur (j’aime les couleurs et leurs assemblages, donc j’aime la peinture et je suis même émue, comme tout le monde, par les poissons et les oiseaux tropicaux ; mais je n’aime pas de couleur en particulier et sans doute parce que je regarde tout mal, je regarde tout, « tout-ensemble » et ma vue n’est pas très développée d’ailleurs car d’ailleurs je suis radicalement myope).
En revanche, je caresse les objets et les êtres vivants en les détachant minutieusement de ce qui les entoure et c’est ce qui me rapproche de ce que décrit Maggie Nelson – son bleu / et ça c’est une piste : réussir à détacher quelque chose du reste / par l’action de regarder (pour elle) et de toucher (pour moi).
J’aime le doux comme elle aime le bleu / de manière obsessionnelle, fétichiste.
– toucher le doux partout, partout caresser.
Tout le doux.
p.4
C’est vrai que le terme « doudou » m’était sorti de la tête.
Pourtant « doudou », redouble de doux.
Fam. Objet fétiche, en général une peluche.
Mot créole.
Qui a d’abord désigné, au féminin,
une jeune femme aimée
« sa doudou ».
Qui me poursuit depuis quelques jours.
Il y a la chanson d’Aya, son doudou et son mauvais comportement.
Encore hier, cette publicité pour un jus vitaminé de la marque « caresse antillaise » / une affiche de métro sans particularités – grand format simple ; une publicité qui disait « soley, doucé, plézi » au rayon frais – et cette jeune fille noire-claire (d’une couleur très proche de la mienne, faut le reconnaître), verre de jus à la main, et qui me souriait tendrement.
Soleil, douceur, plaisir : voilà l’envers du doux, j'ai pensé ; voilà le doux coloré, voilà le doux de femme exotique… et ça ne m’allait pas du tout… cette espèce de doudou, mais qui nous dit beaucoup du doux, cela dit… le plus dangereux… le doux de celleux qui veulent de la caresse antillaise au petit-dej… Et qui regardent cette doudou de soleil, sensuelle… Et qui lui susurrent à l’oreille : doudou jolie. Doux-doux plézi.
Et elle, mignonne, qui nous tend son jus de goyave industriel : ah quel plézi les vols qui arrivent les derniers à l’aéroport ! Ah quel plézi la solitude à la ligne ! Ah quel plézi, les bonnes doudous du rayon frais !
Mais quel plèzi de qui de doux ? De quelles doudous sommes-nous les dindons à la fin ?
C’est pour ça que la doudou apparaît si tard, d’ailleurs, dans mon histoire… Bizarrement, j’avais honte. Pas envie de la croiser, encore, et dans mon étude sur le doux, surtout en ce moment où on en parle partout à la télé du doux et dans des émissions sérieuses… mais j’ai bien fini par la recroiser quand même, cette satanée question coloniale, et encore une fois et même au cœur du doux la revoilà, toujours bien vissée à ma tête, la même question que j’évite voire que je n’associais pas, jamais, à ce doux si personnel, si moi, si peu des autres, mon doux que je cultive et que j’habite depuis trente ans, sensuellement, sexuellement, même lui, même mon doux, mon doux-doux, ma caresse, me ramène encore à ma peau.
D’ailleurs, de la doudou à la plantation de sucre, le glissement est évident.
Le doux sucré de la longue canne à sucre ; ce goût de plante / ma peau brune, qui touche, doucement ; ma langue noire qui lèche, doucement.
D’ailleurs, tu tapes « doudou » sur internet, on te parle direct de doudouisme et plus précisément de ce « mouvement littéraire faisant usage d’une représentation convenue, dans la littérature française, de la réalité de la France d’outre-mer » / et tout en disant ça, je ne savais plus très bien si j’articulais vraiment, mais les filles m’écoutaient. Aucune n’avait le regard en l’air. Certaines lisaient mes petits poèmes sur le doux, abscons petits poèmes qu’elles n’avaient pas compris, mais qu’elles comprenaient mieux. Alors j’ai fini par leur dire que je me demandais en fait si ma passion pour le doux n’était pas un héritage facile : comme j’aime les motifs léopards, j’aime le doux, par exemple. Parce que le doux me va bien au teint.
En venant ici, je suis repassée devant la publicité. J’ai failli lui griffer le visage, la pauvre.
Cette caresse antillaise me fait beaucoup de peine.
Alors une des filles a dit : « comment déconstruire la figure de la doudou-madras-Cocagne ? » il s’agissait de savoir comment le doux pourrait avoir une quelconque portée révolutionnaire : le doux des pauses poétiques ; la douceur horizontale des corps, peut-elle plier la solitude à la ligne et casser les publicités doudouistes du métro parisien ?
On s’est mises à réfléchir.
La plus grande a mentionné un article qui parlait précisément de ça, la contestation radicale du doudouisme par les autrices de la négritude.
Elle a pianoté sur son portable et elle a lu :
Robert Young a forgé la notion de « désir colonial » pour définir l’expression sexuelle des entreprises patriarcales et coloniales. Je suggère que, dans un contexte français, cette expression engendre une soif de doudouisme – l’exotisme sexuel à la française.
C’était tout de même rassurant de lire que le doux n’empêchait pas l’insolence / que le doux pouvait être une arme contre la verticalité des autres.
La même fille a continué de lire, plus lentement :
En analysant la manifestation corporelle de la doudou comme l’expression d’une subjectivité ambivalente, je cherche à démystifier la sexualisation de la féminité noire et à en découvrir les implications sociales et politiques. Les auteures étudiées proclament que la femme antillaise française ne peut pas être réduite à sa sexualité. Par conséquent, cet essai examine la façon dont la critique du motif de la doudou constitue l'expression politique d'un féminisme noir qui contre-attaque le patriarcat blanc et son discours colonial genré.
Ensuite des vagues de tendresse (très denses, très différentes) sont montées de l’extérieur de mes mains envers l’ensemble de ces doudous rebelles.
Parce qu’il y a quelque chose comme une force, très loin dans le doux.
Les filles de l’atelier ont pu le sentir, j’ai bien vu.
On se parlait différemment désormais, timidement.
Donc exister par le doux ou hors du doux ? murmurait la plus jeune.
Exister comme performance des muscles, peau, doutes ? ont renchéri les autres, tellement gentilles.
Et je leur ai répondu que oui, j’étais convaincue que c’était une option possible.
Que bientôt, nous pourrions dire :
"Je n'ai donc pas besoin d'un visage plus doux"
pp.15-20
Amélie Bertholet-Yengo, Comportement du doux
éditions du Facteur Galop, 2021