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Photosynthèses – extrait –

 

 

 

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[...]

Je ferme les yeux, je pose mes pieds sur le rebord de la baignoire, contre la fougère qui est perchée là. Ses feuilles me titillent les pieds mais ça ne me dérange pas, elle commence à me raconter les souvenirs d’une vie passée, quand elle était libre, quand elle sentait ses racines communier avec celles de ses sœurs. La fougère dit : c’est vrai que je n’avais pas la mobilité. J’étais enracinée, je ne prenais ni l’avion ni le train ni une petite promenade vers le bistro du coin. Mais tout venait à moi. Bien sûr le soleil chaque matin mais aussi tout le reste, car je faisais partie d’un tout, plus exactement, j’étais le tout, car d’une certaine manière ma conscience ne connaissait pas ce genre de limites, si tu vois ce que je veux dire. Je ne vois pas spécialement mais j’entends le désir de faire partie d’un tout, d’un monde unifié et pas fragmenté. Je bouge un peu le pied pour caresser le reste de la fougère, je lui transporte quelques gouttes d’eau chaude au passage. Au-dessus de moi, suspendue au-dessus de la baignoire, la lierre a bien grandi elle aussi. Elle tend ses petites branches-tentacules vers moi. J’imagine qu’elle a soif et je me lève pour lui transporter quelques gouttes d’eau à elle aussi. Quand j’arrive à la hauteur de la lierre, je sens ses tiges me frôler les épaules et je pivote légèrement, dans une sorte de danse muette, pour la laisser me toucher la nuque, le visage, les joues. J’ai l’impression qu’elle danse en miroir, ses tiges-tentacules tendues vers moi et je la laisse faire, je crois qu’elle me caresse maintenant la gorge et c’est comme si je découvrais cet endroit de mon corps. Un bouton minuscule de ma gorge que j’ignorais, un point secret et invisible. Comme un nouvel organe, un nouveau muscle auquel je n’avais jamais vraiment pensé. Qui d’ailleurs n’existait peut-être pas encore mais est en train d’être inventé. Je ressens alors une forme de bien-être qui est aussi une forme de soulagement et je continue mes mouvements de balancement pour ne pas perdre la sensation de cette caresse. Jusqu’ici j’avais ignoré plusieurs choses, j’avais ignoré les possibilités de ma gorge et j’avais ignoré mon désir d’exister plante. Ces deux choses ne semblent finalement pas contradictoires. Tout se passe comme si la caresse de la lierre instillait en moi une énergie végétale, quelque chose de calme, une énergie capable de convertir la lumière en puissance de joie. Je sens ma gorge se déployer, toutes les douleurs bloquées là, toutes les images indicibles qui cherchaient des mots, toute la vie qui n’osait pas s’affranchir et tous les cris enfouis. A partir de ce point inconnu de ma gorge, je sens pousser des branches, des feuilles, des bourgeons, des fleurs – et chaque éclosion décuple mon plaisir dans une aura entourant mon corps sans se situer en un endroit précis. Je baigne dans une sorte de lumière orgasmique sans plus savoir si cela provient de l’étreinte de la lierre ou de mon propre corps – une sorte d’énergie autoproduite, peut-être finalement l’aboutissement de toutes ces heures d’entrainement à la photosynthèse ? Où est la lierre ? Je ne la distingue plus du reste – et le reste est un enchevêtrement merveilleux de bourgeons et de pétales, de feuilles et de pistils, de lumière dorée, d’un éblouissement réconfortant, de l’humidité diffuse de la douche et du son d’une cascade incessante. Où est la lierre ? Je l’avais d’abord sentie caresser ce point sur ma gorge, puis il m’avait semblé qu’une fusion s’était produite, mon corps ne connaissant plus ni forme ni limites. Est-ce donc ça devenir lierre, me demandais-je ? Mais cela me semblait bien plus complexe que de passer d’une forme à une autre. Est-cela que tentait de m’expliquer la fougère, quand elle me parlait de sa vie passée, en communion avec un tout ?

 

 

Camille Cornu, Photosynthèses

éditions Cambourakis, coll. Sorcières

2024, pp. 165-167

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