Aller la rivière - extraits -
Dysphorie
Toi
Ce que tu vois
Entends ou désires
Je ne sais pas
Peut-être la terreur l'envie la colère la passion
Le mépris le dégoût l'amour
La vengeance le fétiche l'objet
Ou rien
Je ne sais pas
Ce qu'il y a dans vos mots
Ce qu'il y a dans vos yeux
Je ne sais pas
Puisque ni le regard ni la langue
N'ont été faits pour nous
Je ne sais pas
Ni à travers tes bras
Ni sous tes doigts
Ni tout contre tout contre toi
Qui je suis
Je ne sais pas
Mais souris
Il faut être reconnaissante
De ne pas nous ôter la vie
Je sais
Que l'on finit combustible
Essence bon·ne à jeter trois fois mort·es
Dans la voiture bûcher
Je sais
Que l'on finit vase
Endormie vase
Dans le lit confortable des fonds de Seine et du Rhône
Je sais
Que l'on finit seul·e
Dans la cage de la cage de la cage
Assigné·e à l'isolement
Dans le corps qui ne tient plus
S'évapore
Sans le médicament salvateur
Il faut remercier avec politesse
De m'accueillir
De me nourrir
De me parler
De me voir
De me payer
De me baiser
Tiens-toi sage
Aux bords de l'hiver
Chute enfin le corps
Dévale
Les pentes immenses du cauchemar
pp.18-21
Les Cancres
Brise un soleil sur le mur aux couleurs d'automne
Sa lumière reflète une grappe de phalanges un peu trop mûres
Elle s'est oubliée dans les miroirs qui ne nous disent plus
Je t'aime
L'été saigne
L'été perd
Ses frères ses sœurs et ses amours
La plus profonde des tombes ne nous suffit plus
Nous
Nous creusons
À la recherche de ce lieu du jamais
Où l'arbre ne reviendra pas
Où l'enfance ne poussera plus
Où son visage ne te dira rien
L'été saigne un soleil mascarade
Et crache des corps abandonnés sur les draps du viol
Un bâillon de peurs et de mains
Étouffe des hurlements qui éjaculent en silence
Répugnante la bouche
Elle rumine des mots poisseux
Et chique le venin
Cette mémoire et ces dents grincheuses
Nous condamnent à un destin de pachydermes
Caner la gueule édentée à force de mâcher trop la haine
Tabasse le cœur
Bute les mots
Cogne la joue
Cogne le con
Cogne le cul
Frappe
L'horreur
Ou cette fois-ci
Ou encore
Trois lettres te séparent de toi
Ta chair connaît le chemin et son impasse
Mais dix doigts de pied ne nous suffisent pas à faire demi-tour
Tu te caches la face entre les mains
Et les regrets sous tes vêtements
Sapé·e comme jamais des marques de la honte
Des pleurs et de la mort
L'été saigne nos matins imbéciles
Vous portez l'impunité
Aussi bien que la crasse
Nous savons que tout l'amour du monde ne lavera rien
Mais malgré tout
Malgré tout notre savoir
Nous sommes les cancres
Qui encore cherchent l'excuse
Dans le verre ou la trace de trop
Entre un silence et sa longueur
Avec ce mélange confus de fatigues et de craintes
Nous sommes les cancres
Car il n'y aura jamais
D'excuses
Pour crever nos corps nos joies et nos sourires
Mettre à mort la peur
En fuite le pardon
Nous partons la rivière
pp.67-70
Luz Volckmann, Aller la rivière
éditions Blast, 2021